dimanche 24 juillet 2011

Ecrire

« Tu veux boire quelque chose ?
– Non.
– Manger ?
– Non…
– Veux-tu une cigarette ?
– Non, enfin ! Je ne veux rien !
– Mais qu’est-ce que tu as ? Depuis une heure tu tournes en silence. Depuis que nous sommes rentrées du jardin.
– J’ai que… J’ai que… rien n’est assez pur… Rien n’est assez pur ! Voilà ce que j’ai. Rien ne me contentera plus que cette odeur de gazon frais coupé tout à l’heure… que le bourdonnement de cette abeille qui t’effrayait… que le soleil vertical et déchirant, comme un poignard… À présent, tout me dégoûte. Je n’ai besoin de rien.
– Alors, écris.
      
Ce n’est pas sans maussaderie que je retourne à la longue, la lourde table en noyer où les feuillets s’éparpillent. La tâche préparatoire d’arranger ce désordre trompe un peu ma détresse d’écrivain jeune, la voile d’une gaieté superficielle. “ Mais où s’est encore nichée ma dernière page écrite ?! Tu ne l’as pas vue ? C’est la page inachevée, c’est toujours elle qui manque ! Sous le fauteuil crapaud ? Comment a-t-elle volé jusque sous le crapaud de notre chambre ? Elle franchit les murs, ma parole ! 
      
Puis il faut bien s’y mettre. Échafauder un chapitre, une scène, en peser chaque phrase, chaque mot, ce n’est pas plus compliqué que d’assembler les tréteaux, de les caler sur le terrain un peu accidenté à la lisière du parc, là où commence la mer, d’y caler les planches. Ce n’est pas plus dur que, les reins cambrés et à bout de bras, de manier les cisailles sur la tête des haies. C’est plus froid…
    
– Écoute la rumeur du jardin ce soir Tout nous parle de l'été. »
      
Tout est bleu ce matin
© Frédéric Le Roux
   
photo Claire DeWeggis
      

dimanche 17 juillet 2011

Renée, du Cher

« L’habitude est d’interdire le Jardin au public, quand il neige. On enferme la neige. Elle devient libre de revêtir ses couleurs de neige, à savoir qu’elle est rose quand le soleil se lève, bleue au long des parois d’ombre, et cuivrée sous le soleil couchant. Les autres années, jusqu’en 1943, je voyais, hiver comme été, la femme qui s’appuyait à la grille. Déjà j’ai parlé d’elle, qui m’avait versé cette suprême confidence, cet appel angoissé à une vie personnelle : “ Je m’appelle Renée, et je suis du Cher. ”
         
Elle devait plaire par un air, exceptionnel, de santé, car la beauté lui manquait. La jambe bien faite profitait de la jupe très courte. Durant l’année 1942, Renée, du Cher, disparut. En 1943, une femme appuyée à la grille me fit un signe furtif et je ne la reconnus pas tout de suite.
“ Comment, c’est vous, madame Renée ?
– Oui, dit-elle. C’est-à-dire que c’est moi et pas moi. ”
        
Elle changea de pied, se reposa de travers sur une jambe : “ Je suis été à Munich. Et encore à d’autres endroits. Ils m’avaient ramassée. ” Elle parlait bas, tournait de côté et d’autre, avec méfiance, sa nouvelle figure de vieille femme. “ A Munich, oui. Dabord un restaurant, où ils m’ont fait servir. Mais ils faisaient exprès de me faire porter tout le temps les plats bouillants, sortant de sur le feu, des marmites sans rien pour les tenir. Regardez mes doigts, comme des crochets. A peine si je peux coudre, moi que je cousais perlé… Non, sur le dessus des mains, c’est autre chose, c’est qu’ils m’ont mise à dévider de la laine, mais là c’étaient des femmes qui nous commandaient. Elles disaient que je n’allais pas assez vite, et tout ça que vous voyez marqué c’est leurs ongles. Après, j’ai fait de la prison… ”
        
Elle changea de pied, et parla plus bas.
“ Dans les prisons, ce n’est pas croyable ce qu’il y a. Ils ont mis une jeune fille dix-huit mois sans le plus petit rayon de lumière… Je me sauve, ça sent trop le réséda par ici… Une autre fois je vous raconterai mon pied, pourquoi je boite… ”
      
Boitant en effet, elle s'éloigna rapidement et fondit au loin sous la calme géométrie d'arcades que le soir étire à l'infini. » 
     
L'Etoile Vesper, 1946

mercredi 6 juillet 2011

Choix des plus belles fleurs

« Les planches qui suivent ce texte, et qui seules comptent à la gloire d'un tel recueil, ressortissent à un art qui, Dieu merci, est encore entièrement tributaire de la main de l'homme. Dans la lithographie en couleurs, tout est discernement humain, adresse, décision humaines. C'est merveille, en ce temps, qu'un art qui n'a point évolué se serve amoureusement d'outils anciens, qui meurent à son service. Chez les frères Mourlot, au sein de leur vieil et majestueux immeuble, je lis sur une des presses son âge : 1870, et ce n'est pas l'aînée des collaboratrices, noyées d'ombre, qui projettent, sur un champ de beau papier délicatement, insensiblement bistré, la première touche jaune, transparente, d'où la collerette d'un narcisse, un pétale de renoncule, quelque face de feuillage ensoleillé iront en se précisant. Un ton de vert, pâle, un peu jonquille, vient ensuite, rend déjà lisibles le style et la dimension du bouquet futur. Le second vert, plus bleu, qui lui succède, trace des nervures, un chevelu fin, une houppe d'étamines, précède immédiatement l'apposition du rose... On ne peut, sans une sorte de tendresse, se pencher sur les " états " successifs d'une lithographie en couleurs.
    
      
Douze, quatorze grès lithographiques, douze, quatorze couleurs s'emploient à ressusciter une seule planche de Redouté. L'apparition de la première encre rose éclaire toute la planche, situe les pétales, signifie l'arrivée d'une vie sanguine, abreuve l'épine courbe et le bouton clos. Puis le violet, les bleus seront les avant-couleurs du rouge écarlate, qui couronne un travail caressé par des mains conscientes, sur une série de pierres dont le grain lui-même est affaire de choix, – j'allais écrire de cru, tant leur provenance est connue, et constante leur qualité.
  
     
Toute éclosion comporte, exige une part d'amour. Je ne sentais pas passer le temps, qui coule avec un bruit de bateau à hélices, chez les Mourlot et leurs collaborateurs. Ô profond Paris ! Ces derniers portent sur leurs traits la variété, l'affinement qui leur vient de vivre dans une ville meurtrière et magnifique, dans l'exercice d'un métier où l'oeil ne risque pas de perdre le goût de la couleur, le sens de critiquer... »
       
Choix des plus belles fleurs et de quelques branches des plus beaux fruits est un recueil de Pierre-Joseph Redouté, aquarelliste wallon du XVIIIe siècle, surnommé " le Raphaël des fleurs ". Colette rédige l'avant-propos à la nouvelle édition de cet ouvrage, en 1939, à la librairie Denis.