dimanche 17 juillet 2011

Renée, du Cher

« L’habitude est d’interdire le Jardin au public, quand il neige. On enferme la neige. Elle devient libre de revêtir ses couleurs de neige, à savoir qu’elle est rose quand le soleil se lève, bleue au long des parois d’ombre, et cuivrée sous le soleil couchant. Les autres années, jusqu’en 1943, je voyais, hiver comme été, la femme qui s’appuyait à la grille. Déjà j’ai parlé d’elle, qui m’avait versé cette suprême confidence, cet appel angoissé à une vie personnelle : “ Je m’appelle Renée, et je suis du Cher. ”
         
Elle devait plaire par un air, exceptionnel, de santé, car la beauté lui manquait. La jambe bien faite profitait de la jupe très courte. Durant l’année 1942, Renée, du Cher, disparut. En 1943, une femme appuyée à la grille me fit un signe furtif et je ne la reconnus pas tout de suite.
“ Comment, c’est vous, madame Renée ?
– Oui, dit-elle. C’est-à-dire que c’est moi et pas moi. ”
        
Elle changea de pied, se reposa de travers sur une jambe : “ Je suis été à Munich. Et encore à d’autres endroits. Ils m’avaient ramassée. ” Elle parlait bas, tournait de côté et d’autre, avec méfiance, sa nouvelle figure de vieille femme. “ A Munich, oui. Dabord un restaurant, où ils m’ont fait servir. Mais ils faisaient exprès de me faire porter tout le temps les plats bouillants, sortant de sur le feu, des marmites sans rien pour les tenir. Regardez mes doigts, comme des crochets. A peine si je peux coudre, moi que je cousais perlé… Non, sur le dessus des mains, c’est autre chose, c’est qu’ils m’ont mise à dévider de la laine, mais là c’étaient des femmes qui nous commandaient. Elles disaient que je n’allais pas assez vite, et tout ça que vous voyez marqué c’est leurs ongles. Après, j’ai fait de la prison… ”
        
Elle changea de pied, et parla plus bas.
“ Dans les prisons, ce n’est pas croyable ce qu’il y a. Ils ont mis une jeune fille dix-huit mois sans le plus petit rayon de lumière… Je me sauve, ça sent trop le réséda par ici… Une autre fois je vous raconterai mon pied, pourquoi je boite… ”
      
Boitant en effet, elle s'éloigna rapidement et fondit au loin sous la calme géométrie d'arcades que le soir étire à l'infini. » 
     
L'Etoile Vesper, 1946

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