samedi 28 janvier 2012

Une étonnante lumière

Ce que nous écrivons finit par arriver ? Beaucoup de romanciers l'ont pensé. Colette en fit elle-même l'expérience avec Chéri, histoire d'une femme mûre et d'un très jeune homme. Quelques années après l'écriture de ce roman, elle allait connaître une belle, une longue histoire d'amour, à quarante-neuf ans, avec Bertrand qui en avait dix-sept…
     
Moi, j'ai écrit la fin de la vie de Colette, handicapée, le cerveau dérangé. Trois mois après avoir fini mon livre, j'ai fait une rupture d'anévrisme cérébral, et donc, une hémorragie méningée. Quinze jours de délire ont suivi mon opération. Je n'en ai aucun souvenir. Mais ces jours-là ont fait beaucoup de mal à mes proches, qui ne savaient pas si je m'en sortirais. 
   
Puis je suis revenu, la conscience lavée, pareille à ma conscience d'enfant. Fatigué à l'extrême, mais par chance, intact dans mes fonctions cognitives comme dans mon intégrité physique… Je me suis réveillé à Garches, à l'hôpital Raymond Poincaré, où l'on fait un travail formidable pour ceux dont le cerveau a été blessé. C'était le printemps, il faisait très beau, et j'ai été très heureux. J'ai reçu beaucoup d'amour. Chaque visite que j'ai eue fut une force pour revenir. 
    
J'avais perdu huit kilos durant mon "absence". Je les ai regagnés depuis, j'en ai même pris trois nouveaux. Aujourd'hui je vais bien, malgré une grande fatigabilité encore présente. 
   
Ce que nous écrivons finit par arriver ? C'est qu'on avait écrit sur soi-même, qu'on s'était anticipé…
     
    
Cet AVC, à partir du quatrième mois de rémission, ç'a quand même été l'enfer. L'élan, la volonté un peu aveugle du départ, retombent. Il faut faire face à un handicap, à des troubles auxquels on ne comprend pas grand chose. On souffre… Mais j'ai découvert qu'en enfer, on crée pourtant un nouveau et authentique paradis. Qui évidemment n’est pas une extase de tous les instants, mais dont on jouit tout de même, comme d’une douce lumière, d’une confiance, presque à chaque minute. Tel est l'être humain : en enfer, il s'invente un paradis.
    
Et puis, n'est-ce pas un peu exagéré, ce mot, "enfer" ? Il y a eu des minutes, oui, à rendre dingue, mais combien dans une journée ? Dix ? Quinze ? Quinze minutes à se demander si on résistera à la tentation de se jeter par la fenêtre, est-ce beaucoup, sur vingt-quatre heures ? De toute façon, je me serais trouvé bien avancé de sauter, chez nous les fenêtres sont au ras du sol !
    
     
Après un AVC, on est tout simplement diminué. Ralenti. Moins puissant. Ce qui est intéressant, c'est qu'on est obligé du coup de simplifier sa vie. On ne peut plus mentir. On ne peut plus cacher. On ne peut plus hésiter indéfiniment avant d'agir, de choisir. Tout cela est beaucoup trop fatigant ! On ignorait, avant, la quantité extravagante d'énergie psychique que cela dévore. Alors, on apprend à aller au plus simple. On prend ce qui est là… Et on s'aperçoit qu'il y a plein, mais plein de jolies choses, de choses douces, aimables, juste là. Des petits bonheurs bien savoureux, bien délicieux, et même de grandes, de profondes joies. Un être qui vous aime et ne vous l'avait jamais dit… Un sourire que vous savez faire naître chez un un ado, une femme, un homme… 
   
On devient ce qu'on n'était pas avant, quand on était plus fort : quelqu'un de très facilement heureux...
     
     
Le VIH, le cancer, l'AVC… Ce sont des maux, des chocs qui touchent des êtres jeunes, des êtres âgés. A ceux de mes amis qui ont traversé, qui traversent ces épreuves, je demande "es-tu heureux, es-tu heureuse ?" Presque toujours, j'entends "Oui, je suis heureux… Je suis heureuse." 
    
A Garches, parmi les grands accidentés de la route, les grands handicapés, c'est dans leurs yeux que, pour la première fois, j'ai vu cette étonnante lumière.

mercredi 25 janvier 2012

Plaisir du livre

Pour Barthes, il y avait le " plaisir du texte ", n'est-ce pas Edward ? Mais que pourrait bien être ce plaisir sans celui de la fibre et de sa couleur, de l'encre et de son relief, du tissu, de la carte, du cuir, et même, de l'or ?

       

vendredi 13 janvier 2012

Pour les filles : merci !

     
« – Oui… Figure-toi que mes machinistes, mes électriciens, mes menuisiers du studio viennent de m’informer qu’ils sont en grève.
– Alors ?
– Alors rien. J’ai quitté le studio.
– Vacances ! Repose-toi. C’est toujours ça.
– Justement non, ce n’est plus ça. J’ai follement travaillé depuis quelques années. La nuit, le jour, le dimanche. Sur le plateau, sur la table du restaurant, sur l’herbe à la campagne, sur le papier. Autrefois c’était le travail qui, me tombant dessus, me laissait pour mort. A présent, je ne sais plus m’arrêter de travailler, si ma pause n’est pas prévue de très loin. On m’ôte encore une fois mon poison. J’ai mal dans mes jointures. Il est midi moins le quart. Je n’ai pas encore faim. Je n’ai plus faim. Qu’est-ce qu’on fait, à midi moins le quart, quand on ne travaille pas ? J’ai oublié.
– Reste chez moi.
– Je ne peux pas. On ne reste pas chez toi à midi moins le quart.
– Où veux-tu aller ?
– Justement, je ne sais pas. Je vais essayer d’aller chez moi…
     
Au ton dont il le dit, il semble courir une grande aventure.
      
– Regarde-moi passer dans le jardin : je suis sûr que je vais marcher de travers. »
     
Le Fanal bleu
    
      

mardi 3 janvier 2012

Mitsou

« J’ai un peu pleuré ce soir, pour la Ire fois depuis bien longtemps, et pourtant depuis qq temps je suis accablé de chagrins, de souffrances et d’ennuis. Mais si j’ai pleuré, ce n’est pas de tout cela, c’est en lisant la lettre de Mitsou. Les deux lettres finales… » 
     
C’est en ces termes qu’en 1919, Proust remercia Colette de l’envoi de ce texte peu connu, qui tenait du roman court et de la pièce de théâtre. Nous en proposons ce soir la lecture, un peu plus longue que d’habitude, d’un éblouissant passage…
              

         
« Il tombe dans un fauteuil, prétend penser à Mitsou et glisse immédiatement au sommeil rigide du soldat, assis, la tête droite, les traits durs. Cette pétrification couvre des rêves brusques, où la guerre et l’adolescence, si proches toutes deux de lui, mêlent les souvenirs du sang noir en flaques, du feu en jets, et ceux d’une maison d’été à la campagne, d’une rivière berçant un bateau plat, au soleil… Pieds nus, tout petit, il pêchait des têtards dans un chapeau de paille, lorsque Mitsou reparaît…
     
D’un saut, il conquiert le lit, l’ouvre, s’y plonge et glissant son bras gauche sous les reins de Mitsou, l’applique tout entière contre lui. Elle a fait un cri de petite bête qu’on aplatit et, dûment écrasée, se tait, le souffle précipité…
    
   
Robert, victorieusement. – Ah ! ah !
    
Mais il ne saurait dire s’il chante vistoire à cause de Mitsou capturée ou à cause du drap, – douceur, grain ineffable de la toile fine, volupté mille fois regrettée – qui lui caresse tout le corps.
    
Il sépare, de son genou nu, deux genoux voilés de soie, installe commodément sa jambe entre deux cuisses dont il perçoit la belle forme arrondie et le muscle élastique. Il est bien. S’il osait, il dirait à cette jeune femme inconnue qu’il serre de si près : Ma chère, restons ainsi. Dormons s’il nous plaît, ou parlons, – très peu. Ou bien caressons-nous sans folie, presque fraternellement. Nous ferons pis, si l’envie nous en prend. Le désir est bien capable de nous éveiller tous deux, dans la nuit… Mais, hélas ! cette trêve délicate ne nous est pas permise. Il faut, sous peine de déchoir l’un devant l’autre, que je lève ou que j’écarte cette chemise de voile… "
     
… chacun se souvient de l’amour nécessaire, de l’étreinte inéluctable…
   
Il y met une bonne volonté que sa jeunesse échauffe vite, et une méthode sans imprévu. La bouche d’abord, oui, la bouche. La gorge ensuite, n’oublions pas la gorge… il faut avouer que celle-ci, qui ne lui emplit pas les mains, qui n’imite ni la pomme insolente, ni le citron conique, mérite tout le plaisir rêveur et la sollicitude sacrilège qu’il lui consacre…
    
Mitsou, atteinte, et près de pleurer. – Ah !… 
    
Le cri, l’arc désolé de la bouche de Mitsou, l’espoir qu’elle va pleurer, enfièvrent l’agresseur plus qu’il n’avait prévu. Biffant, d’un bond précis, les stations commandées par un code amoureux élémentaire, Robert n’a plus rien à exiger de cette victime blanche, couchée sous lui dans ses cheveux répandus, et qui ne s’est point débattue. Le temps pour lui de savourer, secrètement immobile, le bien qu’il vient de saisir, et la mêlée commence, lente, au chant d’une plainte aérienne, au rythme des deux corps qui se balancent comme pour bercer et endormir une blessure…
    
Dans la chambre de Mitsou, sur le mur tendu de dentelle au chevet du lit, il y a pour la première fois une image magnifique : l’ombre d’un torse de cavalier nu, mince à la ceinture, large aux épaules, courbé sur sa cavale invisible…
     
    
Trois heures de la nuit. Il dort. Elle s’éveille, parce qu’il a bougé, peut-être, ou bien parce qu’ils ont oublié d’éteindre la lampe. Elle s’éveille un peu égarée, mais se souvient tout de suite : un jeune homme est là, un jeune homme qui fut son amant d’une manière brève et quasi muette, vers minuit, puis tomba endormi à côté d’elle comme on tombe mort.
      
Elle est lasse, lucide, et ne se souvient que d’un plaisir exceptionnel, celui d’avoir tenu contre elle un beau corps qui embaumait en s’échauffant comme un bois odorant qu’on frotte, et qui se liait à elle avec une exactitude, une fidélité végétales. C’est de cela qu’elle lui est reconnaissante, et non de la commotion aiguë qu’elle ne prise guère. »
     
photos
Saulo Melo par Lucio Luna
Colette vers 45 ans, coll. Bertrand de Jouvenel