mardi 3 janvier 2012

Mitsou

« J’ai un peu pleuré ce soir, pour la Ire fois depuis bien longtemps, et pourtant depuis qq temps je suis accablé de chagrins, de souffrances et d’ennuis. Mais si j’ai pleuré, ce n’est pas de tout cela, c’est en lisant la lettre de Mitsou. Les deux lettres finales… » 
     
C’est en ces termes qu’en 1919, Proust remercia Colette de l’envoi de ce texte peu connu, qui tenait du roman court et de la pièce de théâtre. Nous en proposons ce soir la lecture, un peu plus longue que d’habitude, d’un éblouissant passage…
              

         
« Il tombe dans un fauteuil, prétend penser à Mitsou et glisse immédiatement au sommeil rigide du soldat, assis, la tête droite, les traits durs. Cette pétrification couvre des rêves brusques, où la guerre et l’adolescence, si proches toutes deux de lui, mêlent les souvenirs du sang noir en flaques, du feu en jets, et ceux d’une maison d’été à la campagne, d’une rivière berçant un bateau plat, au soleil… Pieds nus, tout petit, il pêchait des têtards dans un chapeau de paille, lorsque Mitsou reparaît…
     
D’un saut, il conquiert le lit, l’ouvre, s’y plonge et glissant son bras gauche sous les reins de Mitsou, l’applique tout entière contre lui. Elle a fait un cri de petite bête qu’on aplatit et, dûment écrasée, se tait, le souffle précipité…
    
   
Robert, victorieusement. – Ah ! ah !
    
Mais il ne saurait dire s’il chante vistoire à cause de Mitsou capturée ou à cause du drap, – douceur, grain ineffable de la toile fine, volupté mille fois regrettée – qui lui caresse tout le corps.
    
Il sépare, de son genou nu, deux genoux voilés de soie, installe commodément sa jambe entre deux cuisses dont il perçoit la belle forme arrondie et le muscle élastique. Il est bien. S’il osait, il dirait à cette jeune femme inconnue qu’il serre de si près : Ma chère, restons ainsi. Dormons s’il nous plaît, ou parlons, – très peu. Ou bien caressons-nous sans folie, presque fraternellement. Nous ferons pis, si l’envie nous en prend. Le désir est bien capable de nous éveiller tous deux, dans la nuit… Mais, hélas ! cette trêve délicate ne nous est pas permise. Il faut, sous peine de déchoir l’un devant l’autre, que je lève ou que j’écarte cette chemise de voile… "
     
… chacun se souvient de l’amour nécessaire, de l’étreinte inéluctable…
   
Il y met une bonne volonté que sa jeunesse échauffe vite, et une méthode sans imprévu. La bouche d’abord, oui, la bouche. La gorge ensuite, n’oublions pas la gorge… il faut avouer que celle-ci, qui ne lui emplit pas les mains, qui n’imite ni la pomme insolente, ni le citron conique, mérite tout le plaisir rêveur et la sollicitude sacrilège qu’il lui consacre…
    
Mitsou, atteinte, et près de pleurer. – Ah !… 
    
Le cri, l’arc désolé de la bouche de Mitsou, l’espoir qu’elle va pleurer, enfièvrent l’agresseur plus qu’il n’avait prévu. Biffant, d’un bond précis, les stations commandées par un code amoureux élémentaire, Robert n’a plus rien à exiger de cette victime blanche, couchée sous lui dans ses cheveux répandus, et qui ne s’est point débattue. Le temps pour lui de savourer, secrètement immobile, le bien qu’il vient de saisir, et la mêlée commence, lente, au chant d’une plainte aérienne, au rythme des deux corps qui se balancent comme pour bercer et endormir une blessure…
    
Dans la chambre de Mitsou, sur le mur tendu de dentelle au chevet du lit, il y a pour la première fois une image magnifique : l’ombre d’un torse de cavalier nu, mince à la ceinture, large aux épaules, courbé sur sa cavale invisible…
     
    
Trois heures de la nuit. Il dort. Elle s’éveille, parce qu’il a bougé, peut-être, ou bien parce qu’ils ont oublié d’éteindre la lampe. Elle s’éveille un peu égarée, mais se souvient tout de suite : un jeune homme est là, un jeune homme qui fut son amant d’une manière brève et quasi muette, vers minuit, puis tomba endormi à côté d’elle comme on tombe mort.
      
Elle est lasse, lucide, et ne se souvient que d’un plaisir exceptionnel, celui d’avoir tenu contre elle un beau corps qui embaumait en s’échauffant comme un bois odorant qu’on frotte, et qui se liait à elle avec une exactitude, une fidélité végétales. C’est de cela qu’elle lui est reconnaissante, et non de la commotion aiguë qu’elle ne prise guère. »
     
photos
Saulo Melo par Lucio Luna
Colette vers 45 ans, coll. Bertrand de Jouvenel

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