samedi 3 mars 2012

TRIO : chez le coiffeur en 1964

      
Corinne était une très belle femme, pas très grande, mais très bien faite, un visage superbe. Chez les commerçants et parmi les voisins on l’appelait « l’Impératrice », et Lucien, le coiffeur, allait jusqu’à lui donner ce surnom lorsqu’il s’adressait à elle. Une fois par mois, elle emmenait son petit garçon chez cet artisan installé dans une rue étroite, assez froide et humide du centre de Lannion. On installait l’enfant dans un fauteuil mécanique trop grand pour lui, que Lucien faisait basculer pour mettre la tête du petit au niveau du lavabo. Une sorte de bac en plastique recevait la nuque qu’il cassait, comme un accessoire chirurgical, un plastron en caoutchouc couvrait la poitrine en serrant le cou… On n’aime pas les éclaboussures, chez les coiffeurs ! Bref : pénible. L’eau du robinet était toujours beaucoup trop chaude, au début en tout cas, car Lucien demandait au bout d’un moment : « C’est pas trop chaud ? », et le petit disait « Si ». Après, elle était un peu trop froide.
     
Corinne imposait une coupe de cheveux atroce, pour un petit gamin qui manquait déjà d’assurance. Elle le faisait par sottise, pas par manque d’amour… La coupe au bol… Atroce. Grotesque. Quand ils ressortaient du salon de coiffure, l’enfant était inondé de honte, de malaise. 
    
Il ne pouvait pas en vouloir à sa mère qu’il adorait… « Allez, l’Impératrice, vendredi je m’occupe de votre choucroute ! » lançait Lucien à sa mère dont l’enfant quêtait la chaleur de la main. Son cou tirait devant et derrière, la tête lui tournait, dans l’odeur presque asphyxiante des teintures et des laques.
       
    
     
« Allez, fais voir ! » « Allez, t’as honte ?! »
Sans descendre de son petit vélo, Louis enlevait sa casquette.
« Oh la la ! Putain, les boouuules ! »
« C’est vraiment rasé sur les bords… »
     
Erwann touchait, du bout de ses doigts chauds, la peau sensibilisée par le passage de la tondeuse. Un début d’érection se présentait au slip de Louis. Et puis ils passaient à autre chose. Louis renfilait sa casquette. Si c’était l’été, il se baignerait comme les autres, oubliant peu à peu, jamais complètement, sa tronche de débile. Comme c’était avril, ils allaient plutôt rouler, poussant jusqu’à la pointe de Séhar animée par le trafic des sardiniers, ou celle du Dourven, déserte et belle, peuplée de hauts pins. Le vent doux leur rosissait les joues. Leurs poumons se gonflaient, leurs petits corps grandissaient. Ce n’était pas de grands bavards, mais ils s’entendaient bien.
    
– T’es encore allé traîner avec les p’tits cons de l’épicier ? T’as fait tes devoirs ?
     
Yvon dans l’allée, qui vient de garer la Citroën. Voilant ses yeux derrière la visière de sa casquette, Louis contemple avec horreur les godasses de son père, son pantalon de velours côtelé beige. Les devoirs, non, pas faits encore. Tiens, il a bien envie de faire les exos de maths maintenant. Tout plutôt que rester là, soumis à l’autorité physique de son père. Il est bon en maths, il aime bien ça. En français, comme de juste, il est nul.
     
Après le dîner, on l’envoie au lit à huit heures et demie. Comme viatique pour traverser une nuit si longue, il emporte les mots de sa mère : « Bonne nuit, mon trésor ». Il entendra aussi résonner plusieurs fois, avant que ne sonne le réveil, les mots de son père : « Sois calme, et tâche d’être meilleur demain ».
     
Dans cette grande maison très silencieuse, bâtie en hauteur sur un flanc de colline au-dessus de la petite baie de Locquémeau, Louis rallume sa lampe de chevet quelques minutes après le départ de ses parents. Parmi les objets de son enfance, les plus aimés sont peut-être les disques que lui donne sa sœur, ceux qu’elle laisse le dimanche quand elle vient déjeuner avec son tout jeune mari. Les Beatles, les Stones, Johnny Hallyday, les Whos… Louis pose le 45 tours de From me to You sur son tourne-disque, dont il règle au minimum le volume…
      
   
© Frédéric Le Roux, 2012

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