vendredi 23 août 2013

Le premier Éden


     
Les marronniers et les pommiers normands passent fleur en même temps. Comme la semaine a été froide et sans vent, chaque arbre a répandu autour de son tronc un tapis circulaire de pétales, ici pâle, ailleurs rose vif. Une brise haute émeut à peine les cimes des bosquets, des charmilles taillées, des cépées plus que cinquantenaires, distribuées sur l’herbe profonde d’un parc bien dessiné, barré d’eaux courantes, éclairé d’un étang. L’herbe, qui mûrit tard cette année, n’est que fleurs, le bouton d’or fait place aux flaques rondes de la véronique petit-chêne, dont chaque fleur est bleue comme un œil bleu. Il a fallu beaucoup de lustres pour hisser jusqu’à vingt mètres en l’air le feuillage des hêtres sanguins sur lesquels la lumière ruisselle, comme mouillée…
      
Un petit trot de sabots fins crible l’allée voisine. Un front fauve entrouvre près de nous les troènes : la corne, l’œil souligné, la pelucheuse oreille de l’antilope ne se dérobent pas à notre regard. Décochés par deux longues cuisses vigoureuses, deux petits kangourous jaillissent de l’herbe profonde, traversent en trois foulées une pelouse. Ils ne fuient pas, ils se déplacent, pour le plaisir. Leur bond est si long qu’il paraît lent et que nous avons tout le temps, comme s’ils rêvaient suspendus dans l’air, de fixer en nous le souvenir de leur moment aérien, des petites pattes antérieures ramenées sous le poitrail, et d’un nourrisson kangourou, son doux museau hors de la poche maternelle…
    
     
Quelqu’un, sur nos têtes, vient de rire, dans l’arbre ? Vert, une tache écarlate au flanc et sur la tête, un perroquet se moque de nous. Et pour que nous ne puissions douter ni de la sociabilité, ni de la raillerie qui nous accueillent, le grand sifflement, le chant modulé et puissant des gibbons éclate.
     
C’est à cet enclos que dut ressembler le premier Éden. En lieu et place de l’homme, on y voyait le singe, son long ventre, ses épaules un peu remontées, son langage hurleur, sifflé, chuchoté, ses petites incisives blanches et bien rangées, son imitation de chevelure, ses yeux dorés qui savent verser des larmes, son ombre à forme humaine, énorme derrière le gorille, minuscule à côté du petit atèle-araignée. Dans l’Éden comme à Clères, il y avait des gazelles naines, si fragiles qu’elles peuvent se briser sur les rochers, et des troupeaux d’antilopes blondes qui sautent des quatre pieds par-dessus un ruisseau ; des grues de Numidie, d’un gris céleste, et des flamants roses, mêlés aux touffes roses des pivoines… Comme à Clères un casoar, le premier casoar se levait d’un buisson d’églantines et montrait que vêtu de soies tubulaires, ni poil ni plume, il gardait sur son col et son front un assez beau reflet du premier arc-en-ciel…
     
COLETTE, En pays connu
    
  
   
photos des singes : Tim Flach, avec Hasselblad H4D-60
    
Le "vrai" casoar, qui est un animal extrêmement agresssif : En Indonésie, © Gérard Cuchet
       
Le casoar de Saint-Cyr… « On appelle "casoar" le plumet rouge et blanc ornant le shako (képi) des Saint-Cyriens, depuis 1855. »

jeudi 15 août 2013

Le fantôme de la nuit

La nuit est calme et tiède. Le rouge des tentures qui tapissent mes murs flamboie doucement, comme le feu dans ma cheminée. Un souffle m'apporte, de dehors, parmi des odeurs de restaurant point désagréables, le parfum des roses récemment fleuries. Des planchers, des cloisons craquent ici et là dans l'immeuble sonore : certains de mes amis voisins, comme moi, veillent. D'autres s'endorment, telle ma Pauline dans les bras de son Lucien…
     
     
Ma nuit a ses gardiens invisibles, et ses fétiches conjurateurs. Née de ma lampe, une étincelle joue sur chacune des boules de verre qui forment, sur le marbre de la cheminée, un troupeau immobile et serré. Dans ces sulfures, exprimant sa fantaisie, sa folie, l'artiste a mêlé formes et couleurs, il a multiplié les cœurs, les étoiles, les spirales. D'une main souveraine, il a tordu le verre en fusion, réduit la feuille d'or en lambeaux… 
    
Tel de ces cristaux anciens contient, tout fraîcheur et saveur, un minuscule panier de poires. Son voisin, une jaune salamandre. Tel autre, un parterre de pensées, bleues comme… des pensées. Tel encore marie pour toujours deux cobras enlacés, luttant, s'aimant. Immergée, prisonnière des bulles solides, une vie étrange se laisse contempler, figée, inoffensive…
     
Que risqué-je à accueillir, dans ma chambre ornée de livres amis, de tableaux amis, un très ancien fantôme qui insiste à ma porte ? C'est un charmant fantôme, qui a gardé la douceur profonde d'une femme que la vie n'a pas épargnée. Mais pourquoi viens-tu maintenant, ombre de Missy, alors qu'il est déjà si tard ? Cette robe blanche de dentelles, tu ne la portais que pour moi… Approche. Tu ne m'as jamais blessée, je ne redoute rien de toi. Que dis-tu ?
      
Que c'est beau, après un authentique orgasme…
     
    
    
Tout est bleu ce matin
© Frédéric Le Roux, 2013

mardi 13 août 2013

La Môme Piaf

    
J'ai trouvé très peu sur la relation de Colette et de Piaf. Il y a sans doute très peu : il faudrait revoir les chroniques de music-hall de Colette, je ne les ai plus… Une photo montre apparemment, chez l'une les félicitations, l'enthousiasme, l'assurance, chez l'autre la timidité, l'étonnement, une admiration un peu réservée… On est en 1952, à la remise du grand prix du Disque attribué à… Colette ! Ces mots, dans la bio de référence de l'écrivain par Claude Pichois : " Piaf, qu'elle n'apprécie pas ". 
    
Et ça me surprend beaucoup. C'est possible, bien sûr. La vulgarité de Piaf, Piaf droguée, ce n'est pas l'esprit de Colette. Son répertoire très, trop ? populaire, alors que la Dame du Palais-Royal jouait ses classiques au piano, a travaillé avec Ravel… En revisitant un peu Piaf, je découvre qu'elle méprisait, sur la fin en particulier, les prix, a refusé à Charles Dumont toutes ses chansons, jusqu'à " Non, je ne regrette rien ", parce qu'elle les voyait comme des chansons à prix… Et puis, de la timidité chez Piaf, cela n'a rien d'évident…
    
     
Je l'ai toujours crue sincère, cette photo que j'ai souvent regardée, et aimée. L'ai-je mal lue ? Cette croyance, ou cette naïveté, demeure, vacille un peu… Une admiration, mêlée d'une pitié réprimée, me semble inévitable de la part de Colette pour la chanteuse de La Foule. Son regard sur les artistes douloureux était ambigu, l'affection y était fouettée par la réserve intime, un certain rejet, comme en témoigne L'Envers du music-hall… 
    
Quant à ce que Piaf pouvait ressentir pour Colette… je n'en ai aucune idée ! Il y a ce sourire de l'une et de l'autre, différent… leurs génies… leurs deux corps perclus de rhumatismes. Piaf se faisait administrer des piqûres. Colette refusait jusqu'à l'aspirine.
    
J'ai revu le film d'Olivier Dahan et y ai trouvé tout magnifique et bouleversant. Un film d'enfant, sur une enfant, qu'on ne peut pas vraiment voir avec des  yeux d'adulte…
    
La Môme Piaf, essentielle.