Ah, le
téléphone ! La sonnerie provoque une contraction de la paupière, élance un
courant électrique le long de l’échine, éveille l’écho d’un cauchemar encore
vivace. Cela m’arrive quand, ayant oublié son existence, le timbre me surprend.
Cela m’arrive depuis que, le 12 décembre 1941, une autre sonnerie précéda
l’irruption dans ce logis d’hommes habillés de vert, lourdement chaussés. Le
bruit des bottes à clous dans l’escalier, celui des voix étrangères, des coups
de poing assenés dans la porte… Ce jour-là, Maurice était arrêté comme juif et
interné au camp de Compiègne…
Je
décroche. « Allô…
– Salope…
– …
– …
– Salope, vieille salope !
– Comment ?
– Regarde-toi salope, si tu oses ! Regarde-toi !
Regarde le mal que tu as fait toute ta vie !
– Je… Qui êtes-vous ?
– Ta conscience, vieille putain. Qu’as
tu fait des hommes et des femmes qui t’ont aimée ? Qu’en as-tu fait,
salope ? Tu les as laissé crever ! Tu les as désespérés, tu les as
dépouillés, et tu les as laissé crever !
– Qui est-ce ? Qui es-tu ?
– Pourriture ! Puisses-tu crever
dans les pires douleurs ! Meurs, putain, meurs ! Meurs, meurs,
meurs ! Meurs dans des conditions atroces ! »
Ça
raccroche.
J’ai demandé à Pauline de retirer le
téléphone de ma chambre. Puis je lui ai demandé de le remettre. Il faut faire
face. Si j’en avais encore, je pourrais dire « Je ne me sens pas très
forte sur mes jambes. » Comme je n’en ai plus, que puis-je dire ?
Quant
à mourir… ma foi, je pense que la « voix » n’aura pas si longtemps à
attendre. Mais, ne lui en déplaise, si nous pouvions éviter les
« conditions atroces »…
Quelle histoire… Jusqu’à ce jour, l’inconnu,
les inconnus du téléphone se contentaient d’entendre mon « Allô », de
laisser s’égrener quelques mesures de silence troublées parfois d’un souffle,
d’une haleine que ma narine sentait presque, raccrochaient sans plus de
dialogue. L’un d’eux – l’une d’elles ? Ou fut-ce toujours le même ?
L’un d’eux satisfaisait son humain besoin d’échange d’un
« Merde ! » soudain sonore, ponctué d’un prompt raccrochage.
L’attaque, cette fois, est précise, violente, diurne aussi, car l’inconnu avait
coutume de ne se manifester qu’à la nuit close…
Susciter la haine… Bien peu d’entre nous, qui
avons survécu, sommes parvenus à nous établir, au milieu d’un siècle
impitoyable, sur un perchoir précaire mais éclairé… Bien peu d’entre nous
échappent à ces bordées de haine, intermittentes heureu
– Laniel !
– Hein ?
Pardon ?
– Laniel,
chérie ! C’est Laniel qui l’a emporté. Le pauvre bonhomme a un de ces
boulots devant lui !
– Alors
ça y est, la malheureuse a finalement été emportée…
– Quoi ? Quelle malheureuse ? Laniel, à l’Assemblée… Il vient de recevoir
l’investiture. Il s’est donné deux jours pour annoncer la formation de son
cabinet.
– Oh,
tu m’as fait peur… J’ai cru que tu disais la
nièce… la nièce de monsieur Hazotte qui est si gravement malade, on
s’attend à son décès d’une heure à l’autre.
– Ah…
C’est moche.
– Oh…
non. C’était une saloperie. Elle battait son mari avec une canne. Tu vois de
qui je veux parler ?
– Euh,
non.
– Mais
si, la nièce d’Herbert Hazotte. Herbert Hazotte, pompes à vélo et articles de
cycle… « H. H. » ! Ç’a été la toute première chaîne
commerciale, dans les années 1900…
– Je
sèche.
– Oh !
À la veille de la guerre – la dernière –, Herbert était à la tête d’un petit
empire. Sa fortune s’était encore accrue de par son mariage avec Zora de
Philiberg, au passage une des plus incroyables beautés qu’on ait jamais vues…
– Attends…
Une grande blonde, pas de seins mais des fesses, un col de cygne, un port de
danseuse ?
– Voui !
Zora de Philiberg !
– Ça
y est, je vois.
– Et
donc, tu te rappelles leur accident ?
– Non.
– En
40 ou 41, je ne sais plus, un accident d’avion qui tue la femme, met le mari
dans une petite chaise et le laisse muet. En outre gravement brûlé, à moitié
défiguré…
– Mais
c’est atroce…
– Atroce.
– Et
alors, la nièce ?
– La
nièce était l’unique héritière. Hortense. C’était une bourrique et une feignasse,
que son oncle entretenait déjà depuis des années. Mais naturellement, ça ne lui
suffisait pas.
– Naturellement.
– Elle
a capté toute la fortune d’Herbert en prétendant que ce dernier n’avait plus sa
raison. Elle a relégué le pauvre vieux dans une chambre sordide, tout près
d’ici, tu vois l’hôtel des Cinq Saphirs, rue du Cachemire ? Elle lui
faisait manger des croûtes de pain…
– Mais
peut-être qu’Herbert n’avait réellement plus sa raison ?
– Et
quand bien même ?! On ne donne pas des croûtes à son oncle ! Et si,
Herbert avait toute sa tête, le pauvre… Nous en avons la preuve, puisque nous
avons des lettres !
– Tu as des
lettres de ce malheureux ?
– Mes
tiroirs sont pleins de lettres de toute sorte et de toute origine, mon lapin.
– Tu
es une véritable concierge !
– Je
suis la concierge de Paris, tu peux le dire !
– Colette,
cette histoire… Les gens sont des monstres… La vie est terrible !
– Terrible.
– Et en même
temps… comment dire ? Facétieuse…
– Mutine !
Cruelle !
– La vie est
terrible et pourtant, Colette, près de toi… si charmante… Qu’avons-nous à
dîner ?
– J’ai demandé à Pauline de nous faire des
croque-monsieur.
– Hmm ! Avec de la sauce Worcestershire ?
– Naturellement.
– Et un œuf à cheval ?
– Si ça nous plaît… Tu sors ensuite,
lapin ? Non ? On demande à Pauline et Lucien de taper la
belote ? Je me mets avec Pauline !
– Tu peux toujours te mettre avec Pauline, on va
vous flanquer la pâtée !
– J’en serais
bien étonnée !
Ah, mon
mari… mon incroyable et merveilleux mari ! Ai-je vraiment réussi à le
faire sourire avec mon horrible histoire ? Je ne lui ai même pas coupé
l’appétit… Qui est Maurice ?
Un
adolescent.
Un fumeur
invétéré.
Un amateur
de bonne littérature et de beaux livres, de belles femmes aussi – je ne suis
pas la seule, et je ne suis plus bien belle !
Un marchand
redoutable, que j’ai connu courtier en perles avant que 1929 ne détruise ce
commerce, que mon courtier se réinvente entrepreneur en produits de beauté,
négociant en lettres autographes, journaliste, traducteur pour le théâtre,
éditeur…
Sans le
concours d’exceptionnelles bonnes volontés, que serait-il advenu de lui, à
Compiègne ? Il eût été au nombre des déportés, puis des rescapés, ou des
morts. Deux mois de camp me le rendirent amaigri de huit kilos, mais entier. Il
eut assez d’agilité pour passer, trente mois durant, d’une zone à l’autre,
d’une planque à l’autre… Adolescent, vous dis-je ! Un adolescent au cheveu
désormais argenté, mais encore rebelle…
Tout est bleu ce matin
© Lemon / Frédéric Le Roux