mardi 16 août 2016

Où sont les enfants ?


La maison de Claudine
Médaille réalisée pour le quatre-vingtième anniversaire de Colette (1953)
graveur R. Corbin

" La maison était grande, coiffée d'un grenier haut. La pente raide de la rue obligeait les écuries et les remises, les poulaillers, la buanderie, la laiterie, à se blottir en contrebas tout autour d'une cour fermée.

Accoudée au mur du jardin, je pouvais gratter du doigt le toit du poulailler. Le Jardin-du-Haut commandait un Jardin-du-Bas, potager resserré et chaud, consacré à l'aubergine et au piment, où l'odeur du feuillage de la tomate se mêlait, en juillet, au parfum de l'abricot mûri sur espaliers. […]

Il arrivait qu'un livre, ouvert sur le dallage de la terrasse ou sur l'herbe, une corde à sauter serpentant dans une allée, ou un minuscule jardin bordé de cailloux, planté de têtes de fleurs, révélassent autrefois, dans le temps où cette maison et ce jardin abritaient une famille, la présence des enfants et leurs âges différents. Mais ces signes ne s'accompagnaient presque jamais de cri, de rire enfantins, et le logis, chaud et plein, ressemblait bizarrement à ces maisons qu'une fin de vacances vide, en un moment, de toute sa joie. Le silence, le vent contenu du jardin clos, les pages du livre rebroussées sous le pouce invisible d'un sylphe, tout semblait demander : « Où sont les enfants ? »

C'est alors que paraissait, sous l'arceau de fer ancien que la glycine versait à gauche, ma mère, ronde et petite en ce temps où l'âge ne l'avait pas encore décharnée. Elle scrutait la verdure massive, levait la tête et jetait par les airs son appel :

« Les enfants ! Où sont les enfants ? »

Où ? Nulle part. L'appel traversait le jardin, heurtait le grand mur de la remise à foin, et revenait, en écho très faible et comme épuisé : « Hou… enfants… »

Nulle part. Ma mère renversait la tête vers les nuées, comme si elle eût attendu qu'un vol d'enfants ailés s'abattit. Au bout d'un moment, elle jetait le même cri, puis se lassait d'interroger le ciel, cassait de l'ongle le grelot sec d'un pavot, grattait un rosier emperlé de pucerons verts, cachait dans sa poche les premières noix, hochait le front en songeant aux enfants disparus, et rentrait. Cependant au-dessus d'elle, parmi le feuillage du noyer, brillait le visage triangulaire et penché d'un enfant allongé […]. "

début de La maison de Claudine, 1922

lundi 15 août 2016

Colette et Maurice


   Ah, le téléphone ! La sonnerie provoque une contraction de la paupière, élance un courant électrique le long de l’échine, éveille l’écho d’un cauchemar encore vivace. Cela m’arrive quand, ayant oublié son existence, le timbre me surprend. Cela m’arrive depuis que, le 12 décembre 1941, une autre sonnerie précéda l’irruption dans ce logis d’hommes habillés de vert, lourdement chaussés. Le bruit des bottes à clous dans l’escalier, celui des voix étrangères, des coups de poing assenés dans la porte… Ce jour-là, Maurice était arrêté comme juif et interné au camp de Compiègne…
    
     Je décroche. « Allô…
    
    – Salope…

– …
– …
– Salope, vieille salope !
– Comment ?
– Regarde-toi salope, si tu oses ! Regarde-toi ! Regarde le mal que tu as fait toute ta vie !
– Je… Qui êtes-vous ?
– Ta conscience, vieille putain. Qu’as tu fait des hommes et des femmes qui t’ont aimée ? Qu’en as-tu fait, salope ? Tu les as laissé crever ! Tu les as désespérés, tu les as dépouillés, et tu les as laissé crever !
– Qui est-ce ? Qui es-tu ?
– Pourriture ! Puisses-tu crever dans les pires douleurs ! Meurs, putain, meurs ! Meurs, meurs, meurs ! Meurs dans des conditions atroces ! »
     Ça raccroche.

J’ai demandé à Pauline de retirer le téléphone de ma chambre. Puis je lui ai demandé de le remettre. Il faut faire face. Si j’en avais encore, je pourrais dire « Je ne me sens pas très forte sur mes jambes. » Comme je n’en ai plus, que puis-je dire ?
     Quant à mourir… ma foi, je pense que la « voix » n’aura pas si longtemps à attendre. Mais, ne lui en déplaise, si nous pouvions éviter les « conditions atroces »…
Quelle histoire… Jusqu’à ce jour, l’inconnu, les inconnus du téléphone se contentaient d’entendre mon « Allô », de laisser s’égrener quelques mesures de silence troublées parfois d’un souffle, d’une haleine que ma narine sentait presque, raccrochaient sans plus de dialogue. L’un d’eux – l’une d’elles ? Ou fut-ce toujours le même ? L’un d’eux satisfaisait son humain besoin d’échange d’un « Merde ! » soudain sonore, ponctué d’un prompt raccrochage. L’attaque, cette fois, est précise, violente, diurne aussi, car l’inconnu avait coutume de ne se manifester qu’à la nuit close…

Susciter la haine… Bien peu d’entre nous, qui avons survécu, sommes parvenus à nous établir, au milieu d’un siècle impitoyable, sur un perchoir précaire mais éclairé… Bien peu d’entre nous échappent à ces bordées de haine, intermittentes heureu

     – Laniel !

     – Hein ? Pardon ?
     – Laniel, chérie ! C’est Laniel qui l’a emporté. Le pauvre bonhomme a un de ces boulots devant lui !
     – Alors ça y est, la malheureuse a finalement été emportée…
     – Quoi ? Quelle malheureuse ? Laniel, à l’Assemblée… Il vient de recevoir l’investiture. Il s’est donné deux jours pour annoncer la formation de son cabinet.
    – Oh, tu m’as fait peur… J’ai cru que tu disais la nièce… la nièce de monsieur Hazotte qui est si gravement malade, on s’attend à son décès d’une heure à l’autre.
     – Ah… C’est moche.
     – Oh… non. C’était une saloperie. Elle battait son mari avec une canne. Tu vois de qui je veux parler ?
     – Euh, non.
     – Mais si, la nièce d’Herbert Hazotte. Herbert Hazotte, pompes à vélo et articles de cycle… « H. H. » ! Ç’a été la toute première chaîne commerciale, dans les années 1900…
     – Je sèche.
     – Oh ! À la veille de la guerre – la dernière –, Herbert était à la tête d’un petit empire. Sa fortune s’était encore accrue de par son mariage avec Zora de Philiberg, au passage une des plus incroyables beautés qu’on ait jamais vues…
     – Attends… Une grande blonde, pas de seins mais des fesses, un col de cygne, un port de danseuse ?
     – Voui ! Zora de Philiberg !
     – Ça y est, je vois.
     – Et donc, tu te rappelles leur accident ?
     – Non.
     – En 40 ou 41, je ne sais plus, un accident d’avion qui tue la femme, met le mari dans une petite chaise et le laisse muet. En outre gravement brûlé, à moitié défiguré…
     – Mais c’est atroce…
     – Atroce.
     – Et alors, la nièce ?
     – La nièce était l’unique héritière. Hortense. C’était une bourrique et une feignasse, que son oncle entretenait déjà depuis des années. Mais naturellement, ça ne lui suffisait pas.
     – Naturellement.
     – Elle a capté toute la fortune d’Herbert en prétendant que ce dernier n’avait plus sa raison. Elle a relégué le pauvre vieux dans une chambre sordide, tout près d’ici, tu vois l’hôtel des Cinq Saphirs, rue du Cachemire ? Elle lui faisait manger des croûtes de pain…
     – Mais peut-être qu’Herbert n’avait réellement plus sa raison ?
     – Et quand bien même ?! On ne donne pas des croûtes à son oncle ! Et si, Herbert avait toute sa tête, le pauvre… Nous en avons la preuve, puisque nous avons des lettres !
     – Tu as des lettres de ce malheureux ?
     – Mes tiroirs sont pleins de lettres de toute sorte et de toute origine, mon lapin.
     – Tu es une véritable concierge !
     – Je suis la concierge de Paris, tu peux le dire !
     – Colette, cette histoire… Les gens sont des monstres… La vie est terrible !
     – Terrible.
     – Et en même temps… comment dire ? Facétieuse… 
     – Mutine ! Cruelle !
     – La vie est terrible et pourtant, Colette, près de toi… si charmante… Qu’avons-nous à dîner ?
– J’ai demandé à Pauline de nous faire des croque-monsieur.
– Hmm ! Avec de la sauce Worcestershire ?
– Naturellement.
– Et un œuf à cheval ?
– Si ça nous plaît… Tu sors ensuite, lapin ? Non ? On demande à Pauline et Lucien de taper la belote ? Je me mets avec Pauline !
– Tu peux toujours te mettre avec Pauline, on va vous flanquer la pâtée !
     – J’en serais bien étonnée !

     Ah, mon mari… mon incroyable et merveilleux mari ! Ai-je vraiment réussi à le faire sourire avec mon horrible histoire ? Je ne lui ai même pas coupé l’appétit… Qui est Maurice ?
     Un adolescent.
     Un fumeur invétéré.
     Un amateur de bonne littérature et de beaux livres, de belles femmes aussi – je ne suis pas la seule, et je ne suis plus bien belle !
     Un marchand redoutable, que j’ai connu courtier en perles avant que 1929 ne détruise ce commerce, que mon courtier se réinvente entrepreneur en produits de beauté, négociant en lettres autographes, journaliste, traducteur pour le théâtre, éditeur…
  Sans le concours d’exceptionnelles bonnes volontés, que serait-il advenu de lui, à Compiègne ? Il eût été au nombre des déportés, puis des rescapés, ou des morts. Deux mois de camp me le rendirent amaigri de huit kilos, mais entier. Il eut assez d’agilité pour passer, trente mois durant, d’une zone à l’autre, d’une planque à l’autre… Adolescent, vous dis-je ! Un adolescent au cheveu désormais argenté, mais encore rebelle…

Tout est bleu ce matin
© Lemon / Frédéric Le Roux