lundi 8 août 2016

Petite Colette

            
Mais j’en ai une de ma chair, une enfant, une à laquelle je n’ai pas su donner… Je ne lui ai donné que des difficultés, je crains bien.

Depuis que je suis vraiment faible, enfin… depuis ma dernière sortie, elle est là tous les jours, ou presque. Moi qui la voyais si peu. Cela fait deux ou trois mois maintenant. Que je suis longue à m’en aller, tout de même ! Pour ma petite Colette (je lui ai donné mon nom), pour ma grande fille de quarante ans, cela me contrarie, ce souci que je lui donne. Mais je mentirais en prétendant que je ne suis pas heureuse de la voir, de pouvoir lui parler, si tardivement que ce soit.

– Maman, regarde ! Des oranges, des vraies oranges ! Pas des saloperies d’Espagne ! Elles viennent de la région de Mésopotamie, en Argentine…
– Que c’est beau…
– Pauline va nous faire des jus. Et des desserts à la marocaine, avec de la cannelle… C’est très facile, je vais les faire avec elle. Ce sera très rafraîchissant, par cette chaleur !
– C’est merveilleux !
– Ça va, M’man ?
– Ça va ! Mais je me demande… Et ton magasin ? Comment fais-tu tourner ton affaire, en étant chez nous tous les jours ?
– Ben j’ai ma copine ! Elle s’occupe de ça très bien.
– Oui, mais… c’est ta vie. Il faut que tu sois à ta vie.
– J’ai le temps ! Veux-tu que j’allume la télé ?
– Oui… Oh, regarde chérie, comme c’est extraordinaire : le conseil des ministres ! Comme si on y était !
– Si Papa était encore avec nous, on le verrait peut-être en ce moment. Tu ne crois pas que la télé lui demanderait son avis sur l’actualité ?
– Tu pourrais faire de la télévision, toi aussi, je te vois bien. Tu aimais ça, il y a quelques années, le journalisme, la réalisation ? 
– Oui…
– Est-ce que tu te souviens ? À Saint-Tropez… Ou à Saint-Malo ? Non, à Saint-Tropez, puisque tu étais déjà ado. Tu avais eu cette idée pour filmer la mer, la baie… Une idée de caméra sous l’eau, couplée avec d’autres caméras… en travelling circulaire face à la baie, des rails sur un kilomètre. Enfin, tout un dispositif.
– Oui, à Saint-Trop’, oui. Oh la honte !
– Pourquoi ?
– Je ne sais pas… C’était ridicule, non ?
– Mais non ! C’était passionnant ! Tu ne savais pas encore te servir d’une caméra, naturellement, mais c’était… c’était une vision esthétique. Une authentique vision d’artiste. À quatorze ans.
– Je voulais filmer de nuit, puis de jour, et mêler les séquences… J’avais calculé que le film devrait durer huit minutes trente-neuf secondes… trente-neuf secondes ! C’est fou de s’en rappeler, hein ? À cause du morceau de Debussy sur lequel je voulais le caler. Oh, c’était nul ! Non, ce qui était beau, c’est l’ambiance du chemin de côte une heure avant l’aube, la petite plage des Cannebiers presque sans vagues, comme un miroir…
– Ah… oui !
        
   
– Tu te souviens qu’un matin, plusieurs matins une année, tu nous as fait baigner en pyjama, au lever du jour ?
– Oui… Je ne sais pas si beaucoup de mères ont ce genre d’initiative avec leur fille !
– Je ne sais pas… C’était bien ! Mais Papa n’avait pas tellement aimé quand je lui ai raconté.
– Tu as raconté ça à ton père ?
– Oh, une fois, oui, comme ça…
– Tu ressembles beaucoup à ton père, chérie.
– Tu penses ?
– Oui. Au physique, et au moral. Il a été un journaliste envié, mais c’est la politique qui le tenait. Comme ton demi-frère. Un bon ministre, un grand ambassadeur… Il a surtout été un très bel homme, très amoureux… de la vie…
– Maman…
– Mon cœur ?
– Toi tu as été heureuse, non ? Dans ta vie ?
– Pourquoi me demandes-tu cela ?          
– Parce que… Je ne sais pas si j’y arriverai…
– À quoi ?
– À être heureuse.
    
À cet instant, je suis perdue. Que puis-je dire à ma fille unique ?

– Mon enfant… Ma fille, que j’admire tant. Tu es un si bel être humain…
      
Je caresse très doucement l’ovale de son visage. Sur sa joue non fardée, mon index recueille et essuie les larmes. Des joues que j’ai eu récemment l’occasion de caresser, celle de ma fille est de loin la plus chaude. Seule Pauline malade égala cette chaleur. Un feu vif anime ma petite Colette, la tourmente. Je le lui ai souvent connu. Mais ces larmes ne sont pas d’une femme démoralisée, au contraire, elles expriment une sorte de rage…

Que dois-je dire à mon enfant ? Je refoule une mêlée de sentiments… L’envie, oui… J’envie sa vitalité jusque dans la détresse. Et puis, un chagrin. Un vieux, très inutile chagrin…
                 
– Tu as perdu ton papa à vingt ans… C’est très jeune. Quand tu étais petite… oh, ma chérie, j’avais tellement besoin de travailler ! Tu ne pouvais pas le comprendre, bien sûr. Tu t’es sentie seule, n’est-ce pas ? Délaissée ?
– Maman…
– Mais aujourd’hui, regarde… Cette vieille méchante qu’est ta mère… Aujourd’hui, ta vieille maman prend trop de place, même maigre comme tu la vois !
– Maman, tu n’es pas méchante ! Non, jamais !… Tu vas reprendre des forces…
– Ma beauté, mon trésor… Je vais partir. Et toi, toi tu vas vivre ! Tu es si douée pour la vie… Toi qui aimes tant le soleil, et la mer… Toi qui sait relever un mur éboulé… soigner un chevreuil blessé… faire rire les enfants… Moi… Je n’ai été qu’une originale, tu comprends. Une personne…
 – Maman ! Je t’aime tant, Maman…
 – Viens, viens contre moi. Mon heure est passée, mais j’en ai bien profité. À ton tour. Aime toujours. Souris à toutes les jolies choses, à toutes les belles personnes. Les personnes humaines, les petites personnes animales…
     
Colette continue à parler à la jeune Colette, à la bercer, à panser sa blessure. Mais comme elle chuchote à présent, nous ne l’entendons plus.      
   
Tout est bleu ce matin
© Club des Plumes / Frédéric Le Roux, 2016
           
Aquarelle de Dunoyer de Segonzac : Le Port, St Tropez. Illustration pour La naissance du jour
     

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