lundi 18 novembre 2013

Feu et joyaux

     
La cheminée dans laquelle je célèbre mon feu est une construction ancienne à laquelle il n'a fallu, je gage, que la main d'un simple maçon. Dans l'enceinte du Palais-Royal nous avons çà et là des poignées de portes, et des panneaux d'un modèle salonnier, et de belles cheminées. La mienne a perdu son marbre, remplacé par une sorte de galantine beige et rosâtre. N'importe, elle a gardé son naturel, son appétit de l'ardeur, son obéissance d'appareil qui, étroitement mêlé à la vie de l'homme, aida à son confort rudimentaire.
    
    
Ceux-là qui ont médité, proches d'un feu, quand la nuit abaissée de l'autre côté de la vitre leur garantit une sûre clôture, ceux-là n'ont plus à craindre qu'auprès du feu les rejoignent le chien et le loup crépusculaires, le frisson, le sursaut. C'est l'affaire des novices que de ressentir si fort un poids, un âge, une peur, un mal.
    
Ma chambre, ce soir, figure une caverne de voleurs : c'est un des jours où un mien voisin, joaillier, s'amuse, et surtout m'amuse, à verser ici le contenu de la malette, doublée de velours, dans laquelle il transporte ses dernières œuvres. Sur ma table-banquette je vois un clip d'or, étoilé de saphirs. Je vois un escargot tout bossué de topazes qui recèle, cachée et bien vivante, une montre pas plus large qu'une lentille. Un gros bracelet, tout ensemble pesant et finement tressé, s'est échappé, comme ferait une couleuvre familière, pour aller boire l'eau de mon gobelet à demi plein…
    
    
Un pendentif d'aigue-marine erre sans surveillance, va répandre son eau d'un bleu magique, mais on l'a endiguée d'un lacis très fin, en diamants tout petits, et enchaînée d'or. Ainsi elle attendra, pendante, l'ombre favorable, le sillon creusé entre deux seins… Et la tourmaline en forme de cœur, où est-elle ? A l'instant elle jouait de sa couleur rose un peu vineuse, entre deux turquoises. "Peut-être dans la corbeille à papiers", suggère mon voisin le joaillier, qui est pince-sans-rire. Les murs de ma chambre reçoivent des éclaboussures jaillies d'un conte persan, des bluettes dardées par l'insondable géométrie des pierres taillées. L'apport opaque  les turquoises – met un peu de calme dans mon désordre bien particulier. Mon voisin et ami l'orfèvre assure que la contemplation des joyaux constitue un traitement de la douleur arthritique, que la plupart des gemmes arrachées aux abîmes demeurent bénéfiques. 
     
    
"Bénéfiques ? Et l'opale ?  L'opale aussi. Mais sa légende ? Mais les faits qu'on assure dûment contrôlés, qui l'incriminent ?" Mon voisin hausse les épaules : "Il y a toujours eu des maladroits qui ne peuvent pas planter un clou sans s'écraser un doigt. Il y en aura toujours. Regardez plutôt cette monture de bague. Je crois que je l'ai inventée. Ça s'appelle de l'or tricoté. Vous l'aimez ?" Tricoté, en effet, fin, maillé – dans mon pays on dit : maillacé –, égayé à chaque maille d'un sable de diamants : oui, j'aime l'or tricoté.
    
Qu'est-ce que j'aime encore ? Ce bracelet, noué en corde molle, important, oriental, cossu, sérieux… Je le loue sans réserve, je l'essaie. Et comme, Dieu merci, il ne m'est pas nécessaire de convoiter pour admirer, ni d'acquérir pour posséder, je savoure un plaisir qui est lui aussi à facettes. Quand je traite mon voisin d'artisan, il rougit d'orgueil récompensé. A le fréquenter, j'avance dans la familiarité d'un luxe qui ne fut jamais le mien. J'apprends des noms. Je manie, froid d'abord puis vite échauffé, le beau métal jaune, fauteur de tant de maux et de guerres. J'ai tenu plus d'une fois, avant sa destinataire, quelque jouet admirable, promis, fiévreusement attendu. Dans le creux de ma main j'ai enfermé une pierre, toute nue comme une esclave sans maître. A cause de son eau étrange en deçà du rouge, au-delà de jaune, je croyais étouffer une braise. Mais mon voisin haussa les épaules : "Peuh… elle n'est rien. Il n'existe pas de pierre orangée qui ait du prix. Evadés du rubis, de l'émeraude et du saphir, désireux de nous affranchir du diamant, nous retournons pourtant au diamant, à l'émeraude, au rubis. Ou bien il nous faut recourir à celles-ci…"
     
Elles me paraissent charmantes, celles-ci, dont les noms sont suggestifs de transparence, de liquidité, péridot fidèle à son vert un peu bronzé, tourmaline varicolore, accessible rubis spinelle, aigue si véridiquement marine, et je n'ai garde de vous oublier, vous, verte le matin et rubescente le soir, agréable dissonance éveillée par mon fanal bleu, vous facétieuse alexandrite…
    
– Eh bien, pourquoi ne pas recourir, en effet, à celles-ci ?
Mais le maître du coffret leur manifestait surtout sa résignation.
– Gentilles, dit-il. Amusantes. J'aime les utiliser en pavages d'étuis à cigarettes, en plaques de ceinture, en gros ouvrages… Toute notre ingéniosité ne peut pas leur rendre ce qui leur manque…
– Et quoi donc ?
– Je trouve qu'elles manquent de regard.
      
     
COLETTE, Le Fanal bleu. Parmi les dernières pages originales publiées
     
Photographie de bijoux et de gemmes Claire DEWEGGIS. 
     
1. Don't be shy, Van Cleef & Arpels, MAD
2. Diamant jaune
3. Are you free? 
4. Que j'offrirais à un garçon, Van Cleef & Arpels, MAD
   
http://www.flickr.com/photos/deweggis/

vendredi 23 août 2013

Le premier Éden


     
Les marronniers et les pommiers normands passent fleur en même temps. Comme la semaine a été froide et sans vent, chaque arbre a répandu autour de son tronc un tapis circulaire de pétales, ici pâle, ailleurs rose vif. Une brise haute émeut à peine les cimes des bosquets, des charmilles taillées, des cépées plus que cinquantenaires, distribuées sur l’herbe profonde d’un parc bien dessiné, barré d’eaux courantes, éclairé d’un étang. L’herbe, qui mûrit tard cette année, n’est que fleurs, le bouton d’or fait place aux flaques rondes de la véronique petit-chêne, dont chaque fleur est bleue comme un œil bleu. Il a fallu beaucoup de lustres pour hisser jusqu’à vingt mètres en l’air le feuillage des hêtres sanguins sur lesquels la lumière ruisselle, comme mouillée…
      
Un petit trot de sabots fins crible l’allée voisine. Un front fauve entrouvre près de nous les troènes : la corne, l’œil souligné, la pelucheuse oreille de l’antilope ne se dérobent pas à notre regard. Décochés par deux longues cuisses vigoureuses, deux petits kangourous jaillissent de l’herbe profonde, traversent en trois foulées une pelouse. Ils ne fuient pas, ils se déplacent, pour le plaisir. Leur bond est si long qu’il paraît lent et que nous avons tout le temps, comme s’ils rêvaient suspendus dans l’air, de fixer en nous le souvenir de leur moment aérien, des petites pattes antérieures ramenées sous le poitrail, et d’un nourrisson kangourou, son doux museau hors de la poche maternelle…
    
     
Quelqu’un, sur nos têtes, vient de rire, dans l’arbre ? Vert, une tache écarlate au flanc et sur la tête, un perroquet se moque de nous. Et pour que nous ne puissions douter ni de la sociabilité, ni de la raillerie qui nous accueillent, le grand sifflement, le chant modulé et puissant des gibbons éclate.
     
C’est à cet enclos que dut ressembler le premier Éden. En lieu et place de l’homme, on y voyait le singe, son long ventre, ses épaules un peu remontées, son langage hurleur, sifflé, chuchoté, ses petites incisives blanches et bien rangées, son imitation de chevelure, ses yeux dorés qui savent verser des larmes, son ombre à forme humaine, énorme derrière le gorille, minuscule à côté du petit atèle-araignée. Dans l’Éden comme à Clères, il y avait des gazelles naines, si fragiles qu’elles peuvent se briser sur les rochers, et des troupeaux d’antilopes blondes qui sautent des quatre pieds par-dessus un ruisseau ; des grues de Numidie, d’un gris céleste, et des flamants roses, mêlés aux touffes roses des pivoines… Comme à Clères un casoar, le premier casoar se levait d’un buisson d’églantines et montrait que vêtu de soies tubulaires, ni poil ni plume, il gardait sur son col et son front un assez beau reflet du premier arc-en-ciel…
     
COLETTE, En pays connu
    
  
   
photos des singes : Tim Flach, avec Hasselblad H4D-60
    
Le "vrai" casoar, qui est un animal extrêmement agresssif : En Indonésie, © Gérard Cuchet
       
Le casoar de Saint-Cyr… « On appelle "casoar" le plumet rouge et blanc ornant le shako (képi) des Saint-Cyriens, depuis 1855. »

jeudi 15 août 2013

Le fantôme de la nuit

La nuit est calme et tiède. Le rouge des tentures qui tapissent mes murs flamboie doucement, comme le feu dans ma cheminée. Un souffle m'apporte, de dehors, parmi des odeurs de restaurant point désagréables, le parfum des roses récemment fleuries. Des planchers, des cloisons craquent ici et là dans l'immeuble sonore : certains de mes amis voisins, comme moi, veillent. D'autres s'endorment, telle ma Pauline dans les bras de son Lucien…
     
     
Ma nuit a ses gardiens invisibles, et ses fétiches conjurateurs. Née de ma lampe, une étincelle joue sur chacune des boules de verre qui forment, sur le marbre de la cheminée, un troupeau immobile et serré. Dans ces sulfures, exprimant sa fantaisie, sa folie, l'artiste a mêlé formes et couleurs, il a multiplié les cœurs, les étoiles, les spirales. D'une main souveraine, il a tordu le verre en fusion, réduit la feuille d'or en lambeaux… 
    
Tel de ces cristaux anciens contient, tout fraîcheur et saveur, un minuscule panier de poires. Son voisin, une jaune salamandre. Tel autre, un parterre de pensées, bleues comme… des pensées. Tel encore marie pour toujours deux cobras enlacés, luttant, s'aimant. Immergée, prisonnière des bulles solides, une vie étrange se laisse contempler, figée, inoffensive…
     
Que risqué-je à accueillir, dans ma chambre ornée de livres amis, de tableaux amis, un très ancien fantôme qui insiste à ma porte ? C'est un charmant fantôme, qui a gardé la douceur profonde d'une femme que la vie n'a pas épargnée. Mais pourquoi viens-tu maintenant, ombre de Missy, alors qu'il est déjà si tard ? Cette robe blanche de dentelles, tu ne la portais que pour moi… Approche. Tu ne m'as jamais blessée, je ne redoute rien de toi. Que dis-tu ?
      
Que c'est beau, après un authentique orgasme…
     
    
    
Tout est bleu ce matin
© Frédéric Le Roux, 2013

mardi 13 août 2013

La Môme Piaf

    
J'ai trouvé très peu sur la relation de Colette et de Piaf. Il y a sans doute très peu : il faudrait revoir les chroniques de music-hall de Colette, je ne les ai plus… Une photo montre apparemment, chez l'une les félicitations, l'enthousiasme, l'assurance, chez l'autre la timidité, l'étonnement, une admiration un peu réservée… On est en 1952, à la remise du grand prix du Disque attribué à… Colette ! Ces mots, dans la bio de référence de l'écrivain par Claude Pichois : " Piaf, qu'elle n'apprécie pas ". 
    
Et ça me surprend beaucoup. C'est possible, bien sûr. La vulgarité de Piaf, Piaf droguée, ce n'est pas l'esprit de Colette. Son répertoire très, trop ? populaire, alors que la Dame du Palais-Royal jouait ses classiques au piano, a travaillé avec Ravel… En revisitant un peu Piaf, je découvre qu'elle méprisait, sur la fin en particulier, les prix, a refusé à Charles Dumont toutes ses chansons, jusqu'à " Non, je ne regrette rien ", parce qu'elle les voyait comme des chansons à prix… Et puis, de la timidité chez Piaf, cela n'a rien d'évident…
    
     
Je l'ai toujours crue sincère, cette photo que j'ai souvent regardée, et aimée. L'ai-je mal lue ? Cette croyance, ou cette naïveté, demeure, vacille un peu… Une admiration, mêlée d'une pitié réprimée, me semble inévitable de la part de Colette pour la chanteuse de La Foule. Son regard sur les artistes douloureux était ambigu, l'affection y était fouettée par la réserve intime, un certain rejet, comme en témoigne L'Envers du music-hall… 
    
Quant à ce que Piaf pouvait ressentir pour Colette… je n'en ai aucune idée ! Il y a ce sourire de l'une et de l'autre, différent… leurs génies… leurs deux corps perclus de rhumatismes. Piaf se faisait administrer des piqûres. Colette refusait jusqu'à l'aspirine.
    
J'ai revu le film d'Olivier Dahan et y ai trouvé tout magnifique et bouleversant. Un film d'enfant, sur une enfant, qu'on ne peut pas vraiment voir avec des  yeux d'adulte…
    
La Môme Piaf, essentielle.
    
    

lundi 20 mai 2013

Passage de blog


"Je t'aime, Colette…" ferme (pas complètement) sa fenêtre, en attendant que les nouveautés se précisent sur l'avenir de Tout est bleu ce matin, le court roman, la novela qui justifia la création de ce blog. En cours de réalisation : l'édition étendue de la version récit, qui sera disponible en librairie à la fin de l'année. En projet, (on y travaille), son adaptation théâtrale et, qui sait, sa mise en scène… Ne nous emballons pas, il reste beaucoup de chemin !

Bien sûr, je continue d'écrire. Quotidiennement. Le roman Trio progresse, je l'aime beaucoup… La philosophie, la poésie, la linguistique, la sociologie nourrissent certains jours des pages… Tumblr m'a paru offrir un forum plus moderne, plus actuel, plus libre, peut-être ? Je vous invite à y découvrir mon journal intime, des photographies, le travail d'autres artistes aussi… Intitulé de ce nouveau blog : Journal en désordre. Voilà tout le programme. Je le crois assez riche, et plein d'un avenir que je désire avec passion…

http://fredericleroux.tumblr.com

A très bientôt d'avoir de vos nouvelles… Lâchez vos comm ! Et, si vous m'aimez, abonnez-vous…

Frédéric
   
Colette écrivant, eau-forte de Dunoyer de Segonzac pour illustrer La treille muscate

mardi 30 avril 2013

Claire DeWeggis

Comme les plus belles fleurs en ce moment, l'éclosion-explosion discrète de Claire DeWeggis, artiste d'une sensibilité exceptionnelle. 
     
Deux liens pour découvrir une partie de son travail en photographie… 
     
My Blues Material by deweggis
My Blues Material, a photo by deweggis on Flickr.
       
http://clairedeweggis.com/index.html
     

dimanche 21 avril 2013

Invitation à lire : Gracq, Apolllinaire. Aimer

   
"Toutes les femmes nous trompent avec leur coiffeur, pensa-t-il en ébauchant une moue sagace – d'ailleurs à peine dans ce mauvais lieu elles quittent leurs chaussures. Faute de mieux, et encore on ne sait pas tout…", mais brusquement, pour la seconde fois depuis le matin, Irmgard sauta dans la voiture toute chaude et nue et fut de tout son long contre lui : l'image des lourds flocons sombres mordus par l'acier brillant se mit à crépiter jusque dans ses reins en étincelles douces et brûlantes. 
   
Une pente nocturne s'ouvrit, tout son sang remué se mit à charrier d'autres images plus troubles : images de bêtes sans frein qu'on terrasse pour les marquer, de bêtes dociles qu'on prend par la nuque. Pendant un long moment, il roula sans plus rien voir devant lui que la trace luisante de la route, blotti dans sa propre chaleur comme dans une maison fermée, le flanc creusé par un autre corps qui vivait tout le long du sien – et chaque point où sa peau touchait le vêtement semblait s'auréoler aussitôt de cristaux aigus. "Dans sa chaleur" songea-t-il, sans rien penser d'autre ; il sentait en travers de sa gorge s'épaissir une barre angoissante et douce.
    
Julien GRACQ, La presqu'île. 
Paris, José Corti, 1970, p. 67-68
    
                             
A la fin tu es las de ce monde ancien
    
Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin
    
Maintenant tu marches dans Paris tout seul parmi la foule
Des troupeaux d'autobus mugissants près de toi roulent
L'angoisse de l'amour te serre le gosier
Comme si tu ne devais jamais plus être aimé

 
     
Longtemps au pied du perron de
La maison où entra la dame
Que j'avais suivie pendant deux 
Bonnes heures à Amsterdam
Mes doigts jetèrent des baisers

Mais le canal était désert
Le quai aussi et nul ne vit
Comment mes baisers retrouvèrent
Celle à qui j'ai donné ma vie
Un jour pendant plus de deux heures
     
Je la surnommai Rosemonde
Voulant pouvoir me rappeler
Sa bouche fleurie en Hollande
Puis lentement je m'en allai
Pour quêter la Rose du Monde
    
     
     
L'amour s'en va comme cette eau courante
L'amour s'en va
Comme la vie est lente
Et comme l'Espérance est violente

Guillaume APOLLINAIRE, Alcools. 
Paris, Poésie/Gallimard, 1920 ; Zone, p. 7, 10 ; Rosemonde, p. 88 ; Le Pont Mirabeau, p. 15