samedi 25 février 2012

Geneviève Dormann


Certainement pas la plus objective, mais bien la plus amoureuse : la biographie que Geneviève Dormann a consacrée à Colette en 1984 reste ma préférée. J'en ai tiré les plus belles photos déjà passées sur ce site… Je me souviens du splendide volume, que mes parents m'avaient offert pour Noël, posé sur l'énorme plateau de bois exotique que mon père installait une fois par an dans le garage, pour le réveillon. Ni les chansons, ni les blagues, ni les conversations, plus rien ne pouvait tirer l'adolescent de quinze ans de cette découverte enchanteresse…
    
Dormann est la fille d'un parlementaire qui, par merveille, était aussi journaliste et imprimeur. Elle a débuté à Marie-Claire et au Point, avant de développer une œuvre tout à fait personnelle, marquée par une langue franche et sensuelle. On trouve facilement ses romans en livres de poche…
    
Je l'aime et je veux, ici, lui rendre un modeste hommage…

mardi 21 février 2012

Marguerite

Ma chère créature, je maudis le métier qui te contraint en ce moment à une vie contre la nature,  la nôtre. Ce métier où l'on enfante loin de l'œil du spectateur. La gloriole, la galerie qui manquent. C'est affreux. Tâche de manger beaucoup, malgré la chaleur. Fait-il plus frais ? Et ces costumes ! Ici il fait très bon, sauf deux nuits singulières, qui m'ont étonnée et opprimée, des nuits plus chaudes que les jours, un monde terrestre et maritime figé dans la chaleur immobile comme sous les glaces. Ni le plus fin brin de mimosa, ni la feuille extrême de l'acacia n'ont donné, pendant ces nuits, signe de vie, et les feux de Ste Maxime, reflétés et étirés sur un golfe vitrifié, barraient la mer jusqu'à mon rivage. Tout était surprenant pendant ces deux nuits. Une barque pêchait au trident au bout de mon jardin, avec son grand feu de copeaux à l'avant, elle glissait à un mètre du bord, et de la terrasse elle avait l'air de se promener dans le chemin de côte, comme une âme.
     
En somme, il ne fait frais que chez moi, et chez toi dans la maison. Je travaille, mal. Je t'aime, bien. Maurice te baise les mains, nous amitons Pierrou.
     
ta
     
Colette
    
    
Moreno vers 1895, lorsque Colette la rencontre
    
Lettre de Colette à Marguerite Moreno, écrite à Saint-Tropez le 17 août 1928. A cette date, Marguerite est en tournage, d'où les remarques de Colette sur " ce métier où l'on enfante loin de l'œil du spectateur ". L'une et l'autre préféraient, de loin je crois, le théâtre…
     
Les lettres de Colette à Marguerite témoignent d'une amitié exceptionnelle, qui s'étend sur cinquante ans. Elles ont été éditées par Claude Pichois chez Flammarion.

lundi 20 février 2012

Vesper

   
Il se fait tard, sans que je m'en sois aperçue. Il est l'heure de laquelle on dit couramment qu'elle est longue, et triste singulièrement aux personnes âgées et seules. Pourtant deux heures, trois heures, ce sont pour moi des instants, pour peu qu'une relative oisiveté m'y aide. 
      
Cet après-midi me fut une douce journée, passée à flâner et à souffrir…
     
Derrière la vitre voilée qui remplace  mal  un mur entre les deux pièces que j'habite, une lueur jaune vient de s'allumer. Voici l'heure tout ensemble de souffrir moins, d'apprêter un peu mieux mon visage, d'entendre le téléphone, un choc d'assiettes annonciateur, et des coups de sonnette pour lesquels je ne suis que défi, moquerie et hilarité. Certains jours, je vais jusqu'à dire au fond de moi : " J'emmerde toutes les sonnettes, maintenant ! " Mais ce sont des accès irrévérentiels qui ne vont pas bien loin…
       
Tu es bien ?
Très bien.
Qu'est-ce que tu écris ?
Oh ! rien. Je gratte du papier, et puis je déchire. Quand je ne peux pas faire, je défais.
       
Ce soir, le ciel se ferme, un souffle, par les hiatus des fenêtres, chante le dégel. Il est l'heure de croiser les rideaux usés par le soleil.
    
L'étoile Vesper, 1946

samedi 18 février 2012

Le cinéma chez moi ? Quel luxe ! Quel ami…

 – Bonsoir, Colette.
– C’est toi, Jean ? Montre-toi. Oui, c’est toi… Malgré toute ta fatigue, tu te donnes la peine de monter chez moi ?
– C’est que, chez toi, je me défatigue.
– Assieds-toi, viens près de moi… 
– Je suis là.
– Fais voir ta main ? Oh, qu’elle est froide ! As-tu faim ? Pas encore. Soif ? Sers-toi de l’orangeade. Alors, tu reviens d’Allemagne… 
– De Munich, après Cannes. Munich merveilleux, Cannes horrible. À Munich, ma Dame à la licorne remporte un succès sans partage…
– C’est une tapisserie ?
– Non, chérie, c’est un ballet. Et mon plus beau triomphe !
– Oh, à t’entendre, c’est toujours ton plus beau triomphe ! Surtout quand tu vas en Allemagne.
– Vraiment ? C’est peut-être que l’Allemagne est bonne fille. Elle ne calcule pas. Elle aime… 
– Et à Cannes, tu étais… président ? Président du Festival ?
– Oui, président du jury ! Dis-donc, tu ne suis vraiment plus rien ? 
– J’avoue… 
– Colette, le cinéma… Le cinéma !
– Eh bien, le cinéma ?!
– Le cinéma est entre les mains de pignoufs qui n’ont aucune idée de ce qu’est un drame… ni une comédie, d’ailleurs. Mais tu comprends, c’est eux qui ont l’argent…
– Je comprends. 
– Ce cinéma commercial trouve la faveur du public en l’endormant. Ce sont les acteurs agréables, les problèmes superficiels. La beauté conventionnelle, la morale conventionnelle… Parce qu’un film coûte aujourd’hui trop cher à réaliser, les cinéastes originaux doivent se soumettre à cette médiocrité, ou renoncer à tourner. En sorte que plus personne n’interroge le mystère. Les pointes de l’époque sont toutes évitées. Il n’y a plus de recherche, plus d’invention… 
– C’est faux, ça, il y a des innovations. Regarde, le cinémascope…
– C’est vrai, le cinémascope. C’est vrai… Eh bien, tu vois que tu suis ! 
– Jean, je m’efforce !
– Le cinémascope, oui. Comme le technicolor il y a vingt ans. Mais tu verras que du cinémascope aussi ils vont tirer des films médiocres. 
– Donc, c’était nul ?
– J’ai vu quelques très beaux films. Mais le gros de la production… indicible. Horrible. 
– Est-ce que tu ne t’y attendais pas un peu ?
– Je le craignais. 
 – Alors, pourquoi as-tu accepté cette présidence ?


– Pour le film de Clouzot… Le Salaire de la peur, un chef-d’œuvre. Auquel j’ai eu toutes les peines du monde à faire obtenir le grand prix. Mais ce n’est pas encore le plus difficile, n’est-ce pas, de convaincre un jury… Le pire, c’est le nombre effroyable de navets qu’il faut voir pendant trois semaines. Des navets qui coûtent chacun cent millions !
– Tu voyais tous les films ?
– Bien sûr, deux fois même. Est-ce que tu ne lis pas tous les romans pour le Goncourt, depuis que tu es présidente ?
– Bien sûr. Et même avant d’être présidente, quand je n’étais qu’une parmi les dix. Mais moi, je suis une masochiste ! 
– Moi aussi, moi aussi, mais il y a des limites ! J’en ai été malade. Voir de très mauvais films rend malade tu sais, on a honte, on a la nausée, on se sent diminué physiquement… La dernière semaine, ouvrir les yeux devant l’écran était devenu un supplice à cause d’un orgelet qui m’est venu et qu’il a fallu opérer sur place.
  – C’est donc ça que ta paupière ressemble à une petite saucisse de Francfort ?
– Oui ! Merci, le cinéma ! 
– Pauvre Jean… Au moins, tu as eu des compensations ?
– Tu veux dire, champagne et bonne chère ? Oui, certes. Mais à la fin, on nous présente la note.
– Ah ah !
– La vraie compensation, Colette, ce sont les admirables courts métrages que les jeunes nous ont donnés. Oh, il faut que tu voies Crin blanc, tu vas adorer ! On ne peut pas t’installer un projecteur ici ? On va t’installer un projecteur… Crin blanc, c’est d’une beauté, tu vas tomber de ton lit ! On disposera l’écran juste en face de toi, devant tes livres et tes encadrements de papillons… On pourra te passer Peter Pan, cet enchantement… Si ça n’avait tenu qu’à moi, je donnais tous les prix à Peter Pan, et le prix du meilleur acteur à Disney pour le capitaine Crochet ! 
– Le cinéma chez moi ? Quel luxe ! Quel ami… Jean… puis-je te poser une question ?
     
     
Tout est bleu ce matin © Frédéric Le Roux

vendredi 17 février 2012

Maurice

    
    
Colette et Maurice à l'époque de Tout est bleu ce matin
     
Elle raffolait des crevettes grises… 
     
La douceur du regard, des gestes de Maurice contraste avec l'épouvantable réputation qui demeure la sienne. En effet, dans le dos de Colette, les familiers l'appelaient " le crocodile "… Il fut son troisième mari, et le compagnon de trente années. J'aime aussi son élégance - tout comme celle de Colette -, les cheveux lissés, la pochette, la cravate à table…

La vérité


Il pensa d'abord n'éprouver qu'un léger regret. Des nuits sans sommeil et des journées solitaires changèrent ce chagrin en désespoir, et bientôt sa souffrance ne lui laissa plus de repos. Ce fut un lent travail souterrain jusqu'au moment où sa détresse toucha la racine d'où jaillissent à la fois le corps et l'âme, ce " moi " qu'il s'était toujours efforcé d'étouffer et dont il prenait enfin conscience. Sa souffrance redoubla de puissance et devint intolérable. Car en ce même instant il aurait pu connaître la joie et, devant l'étendue des ruines, il mesurait quel bonheur, quelle communion il avait perdus.

Ce soir-là, Maurice alla se coucher comme d'habitude. Mais au moment où il posait la tête sur l'oreiller, un flot de larmes l'inonda. Il fut horrifié. Un homme en train de pleurer ! Fetherstonhaugh pouvait l'entendre. Il sanglota, caché sous ses draps, se roula sur son lit, couvrit son édredon de baisers, se tapa la tête contre le mur et brisa son pot de faïence. Des pas montèrent l'escalier. Il se calma aussitôt, et se tint coi lorsqu'ils s'éloignèrent…

Allumant une bougie, il contempla avec surprise son pyjama déchiré et ses membres tremblants. Il pleurait toujours sans pouvoir s'arrêter, mais le plus fort de la crise était passé. Il refit son lit et se recoucha.


Le délire n'est pas toujours fécond. Pourtant celui de Maurice fut comme le coup de tonnerre qui disperse les nuages. L'orage n'avait pas couvé pendant trois jours, ainsi qu'il l'imaginait, mais pendant six ans. Il s'était formé dans les profondeurs obscures de son être, et son entourage l'avait épaissi. Il avait éclaté, et Maurice n'en était pas mort. La splendeur du jour l'entourait. Il se tenait sur la crête des montagnes qui enténèbrent la jeunesse. Maintenant, il " voyait ".

Il avait vécu dans le mensonge. Il avait vécu de mensonges. Les mensonges sont l'aliment ordinaire de la jeunesse, et il s'en était avidement repu. Même si tout le monde s'en foutait, il vivrait désormais loyalement. Ne serait-ce que pour la beauté de la chose. Il essaierait de ne plus se raconter d'histoires. Pour commencer, il ne prétendrait plus être attiré par les femmes alors que seuls les hommes allumaient son désir. Il désirait, n'avait jamais désiré que les hommes. Maintenant qu'il avait perdu celui qui partageait son amour, il l'admettait enfin.

Après cette crise, Maurice devint un homme.


Maurice, un roman de E. M. Forster et un film d'Ivory-Merchant

jeudi 16 février 2012

Arthur Rimbaud, Voyelles, 1870 ou 71

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d'ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides
Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges ;
– O l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux !



J'aime les lettres, et suis un passionné de typographie


Heart by Herb Lubalin

pour François

mercredi 15 février 2012

Jean Cocteau, L'ange Heurtebise, 1926

    
L'ange Heurtebise, d'une brutalité
Incroyable saute sur moi. De grâce
Ne saute pas si fort,
Garçon bestial, fleur de haute
Stature.
Je m'en suis alité. En voilà
Des façons. J'ai l'as ; constate.
L'as tu ?
     
L'ange Heurtebise me pousse ;
Et vous roi Jésus, miséricorde,
Me hissez, m'attirez jusqu'à l'angle
Droit de vos genoux pointus ;
Plaisir sans mélange. Pouce ! dénoue
La corde, je meurs.
      
       
Ange Heurtebise, abonde, moelle
D'avion en sureau et en toile d'albâtre.
C'est l'heure. Il faut encore
Descendre à mon secours, la tête
La première, à travers le verre
Sans défaut des yeux, le vide, l'île
Où chante l'âtre. Sors ton épée.
Viens au ralenti folle étoile.
    
   
 pour Pierre 

Le réveil matinal

       
Je ramène sur mon épaule la peau de loutre qui en a glissé pendant la nuit. C’est que, par la fenêtre ouverte, entre le courant plus froid qui annonce l’aube. Voici un autre matin… C’est toujours le matin. C’est encore le matin, et je ne m’en lasse pas. 
     
Tout est encore immobile et obscur, mais de mon lit je regarde le vent dévoiler les étoiles. Ces pas qui font résonner le silence de leur tac-tac affirmatif, ce sont les talons de mademoiselle Renée Hoffman, archiviste à la Bibliothèque nationale, qui grimpe l’escalier du passage du Perron. Comme vous devez aimer votre travail, Mademoiselle, et le frisson d’aventure du petit matin, pour être chaque jour la première à traverser notre jardin ! J’envie vos pas, et l’humidité fine qui vous étreint, dans le froid du matin. 
      
Le silence ne reprend qu’un moment ses droits après votre passage. Pigeons, merles, pies, moineaux… Durant trois saisons, leur concert célébrera cette heure première, encore nocturne. Je trouve un plaisir étrange à l’entendre, ténu et comme lointain à mon oreille devenue plus dure. Dans peu d’instants un rayon pur, givré, teindra le faîte des toits d’un orange pâle et éphémère. Je le sais, plus que je ne le vois. Je le sais au gain de hauteur, de délire dans le chant des oiseaux, à la nuance d’argent poli que, malgré leur usure, mes yeux perçoivent encore sur l’horizon. Le monde naît quotidiennement, commence, recommence… et moi avec ? Peut-être ! Encore quelques instants et le rose vif, le jaune d’or embraseront la moitié du ciel et du Palais-Royal…
     
N’est-ce que l’habitude qui guide ma main vers le pot à stylos, soulève l’abattant du pupitre d’où elle tire une liasse de feuillets azurés ? 
   
pour ma Chi
      
      
Tout est bleu ce matin
© Frédéric Le Roux

dimanche 12 février 2012

Paradis terrestre





– Encore une chienne bull ?
– Vous voyez.
– Mais pourquoi encore une chienne bull ?
– Sans doute parce que je manque d'imagination…
– D'autant plus que celle-là ressemble incroyablement à l'autre, qui est morte… Mais incroyablement ! "

Incroyablement. Tu l'entends, ô chienne ? C'est le seul mot sensé qui se soit échappé de cette dame, cette dame devant qui tu tiens ton sérieux. Incroyablement, en effet, tu ressembles à la chienne écrasée il y a dix ans. Je pourrais m'écrier : " C'est la même chienne ! " et croire qu'elle a seulement patienté, médité, progressé, pendant ses dix années d'absence. Ainsi attendent sous la terre des germes, étirés, obstinés, chercheurs, jusqu'à ce qu'ils trouvent l'issue et s'exhument vivaces… Peut-être qu'elle a, cette chienne  que tu as cheminé sous la terre à ma recherche, depuis ta mort…



Un chien à crâne rond est si différent d'un chien à crâne plat qu'il m'arrive de dire : " J'avais à cette époque-là un bouledogue et un chien. "

On n'achète par caprice ni un cheval, ni une maison, ni une chienne bouledogue. Derrière ta grille de sujet à vendre, tu attendais, avec une sagesse que je reconnus. Je reconnus le front, siège d'une mémoire qui étonne le profane, et la petite queue pleine d'esprit…
     
Chienne bull, in Prisons et paradis
     
pour Stéphane




jeudi 9 février 2012

Kevin

8 juin 2011

Le matin, à Raymond Poincaré, bien avant l’heure du petit déjeuner (servi un peu après huit heures, c’était tard pour moi), je descendais fumer les premières cigarettes devant le pavillon Netter. Je n’y voyais d’abord personne, seulement le jour naissant parmi les bosquets très beaux du parc, un peu au-delà de l’enceinte médicale. Puis j’aimais voir arriver le personnel. Une femme garant sa voiture. Une piétonne. Deux filles traversant ensemble l’espace. Un motard, un scootériste, d’autres voitures, un camion, les gars de la sécurité, les convois de chariots… Céline, mon orthophoniste, souvent à la bourre, chic et belle. Margot, l’ergothérapeute, en tennis plates et vêtements un peu seventies, ses vingt ans fonceurs, sa fraîcheur… Il a fait un temps exceptionnel les trois premières semaines d’avril, un temps parfait d’été doux et sans un nuage, dont la répétition quotidienne nourrissait l’optimisme et donnait à cette période de choc, de rémission du choc, un côté mythique : pour ma renaissance, m’était accordée la lumière…

D’autres fumeurs matinaux stationnaient un moment, à présent, entre les bancs, les entrées, les escaliers, les arbres. Kevin arrêtait son fauteuil roulant à deux mètres d’une des entrées, tournait le dos à Netter et aux regards. Téléphone portable dans une main, dans l’autre main, plâtrée, sa cigarette. Chaque jour passant, sans en avoir vraiment conscience, parmi tous les êtres que j’ai côtoyés, avec qui j’ai parlé au fil de sept semaines, j’ai aimé davantage ce jeune mec, encore peu éloigné de son adolescence. 

L’ai-je aimé à cause de son quant à soi ? Immobilisé par des plâtres à la jambe et au bras, il était pourtant autonome, ne se mêlait pas aux autres. Ses amis venaient le voir certains jours, sa copine s’asseyait sur ses genoux, il était très gai alors. Mais, seul, il n’était pas triste pour autant, il avait toujours un sourire pour me donner son bref « Salut, Fred », j’aimais qu’il dise toujours mon prénom. On n’échangeait à peu près rien d’autre, moi j’ai dû lui redemander le sien avant mon départ. Depuis, j’aime revoir en pensée son sourire abîmé, pourtant séduisant, les dents très remontées, peu visibles sous la lèvre. Sa dignité. Ses piercings légers et colorés. Mignon mec. 


Journal © Frédéric Le Roux

Trio

« C’est bien la peine de m’être fait les ongles aujourd’hui », pensa Catherine en se lavant les mains. 

Elle venait de faire le tour du jardin et avait ramassé les pétales de rose qui s’étaient accumulés à l’entrée de la maison, volant à l’intérieur quand on ouvrait la porte. Elle avait aussi arraché des pissenlits et autres chardons, et ses ongles étaient foutus.
La maison lui était revenue à la mort de son père. Oscar avait été emporté un jeudi. Elle avait tellement pleuré qu’on ne la reconnaissait plus… Sa chef lui avait demandé d’être présente le samedi, jour de grande affluence aux Galeries Lafayette. Catherine y était allée, mais le lundi, elle n’était pas retournée travailler. 
Cette maison, Oscar l’avait achetée six ans plus tôt, avec  l’idée d’y reformer, le moment venu, le foyer, la tribu, la « famille ». Mais après son divorce, aucune famille ne s’était réunie autour du père déclinant, entre ses collections de disques, ses tas de fourbi, de bois de chauffage, et la petite chienne toute neuve. Catherine et Julien s’étaient installés là, petit à petit, dans le courant du printemps.
    
         


Julien actionne la vieille clé dans la serrure, elle accroche un peu, il y a une manière de la tourner… Il entre par la cuisine, côté rue, suivi de Catherine et de Louis.


Obscurité. Pénombre. Étincelles éblouissantes venues se poser du dehors sur un compotier poussiéreux, sur la gazinière blanche, ici et là sur le carrelage mural. La fraîcheur surprend. Même s’il ne fait pas très chaud en ce début de juillet, le contraste est fort avec le jardin, la voiture. L’air confiné, immobile, les murs restés froids apaisent, favorisent le recueillement, comme dans les lieux de culte…


Plus déroutante encore que la fraîcheur est l’odeur. Elle a cent ans, et parle directement au cerveau. Y entrent sans doute, sans qu’on puisse les distinguer, le moisi des murs, des matelas, des tentures ; une tresse d’ail, de secs bouquets de blé… Le mystère de profondes armoires, d’édredons usés vêtus de satin grenat… Cette odeur raconte des joies et des peines, des vies que l’on n’a pas partagées mais qui entrent secrètement en sympathie avec la nôtre. Des rires, des caresses, des baisers, des colères assurément, qui ont résonné là… C’est un charme, qui attache, comme une reconnaissance.
     


    

– Tu ne dors pas ? 
Elle posait cette question à de larges rideaux de velours or, sur le côté desquels on voyait de la lumière. Elle s’était levée pour aller aux toilettes, ils avaient un peu bu la veille, des bières, d’habitude elle ne se réveillait pas à quatre heures du matin, même pour se recoucher aussitôt.
– Tu dors ? 
– Non, je dors pas. 
– Je peux entrer ?
– Je sais pas !

Prononcés d’une voix chantante, ces mots se prolongèrent dans un petit rire. Elle écarta un des rideaux, glissa son visage derrière l’étoffe.  

– J’ai des crises d’angoisse nocturnes, dit Louis. 

Les mains s’enfonçant à plat dans le matelas, sa veste de pyjama lui retombant sur les aisselles, découvrant son ventre, un téton charmant, Louis faisait le poirier. 
Durant cette période, il lui parlait régulièrement comme il se parlait à lui-même. Elle était sa première et sa seule confidente, il n’avait pas non plus, parmi ses « potes », d’ami auquel il aurait ouvert son cœur : la confidence qui existe dans une amitié masculine, qui est quelque chose de très entier mais que cette amitié elle-même oriente, dirige dans un sens bien déterminé : l’idée que les garçons ont de leur avenir, leur manière de l’appréhender, enthousiaste, ignorante et volontaire… 

Louis se confiait à elle, mais il ne l’écoutait pas. Parce que justement, elle n’était pas l’interlocuteur qu’il aurait fallu, le copain de son âge, plus ou moins soumis aux mêmes difficultés et aux mêmes défis…

© Frédéric Le Roux
     

mercredi 8 février 2012

Cocteau Garros


spasme de cygne
    
dessus                   Léda mâle féroce
    
    
Le grand nègre étoilé américain du match
titube
ivre de gifles roses
   
    
Encore un peu de courage
    
    
Sont-ce des mains              cela glisse
    
    
Les coqs répandent l'aube
    
    
Enfin
voir ce gibier
face à face
Halète             coqs
pèse            coqs
herbe              coqs
ring d'ombre          coqs
   
    
Jacob lutta contre l'ange
    
toute la nuit
  
   
   
  
  
   
   
   
   
    
   
Au matin
    
il était seul