samedi 18 février 2012

Le cinéma chez moi ? Quel luxe ! Quel ami…

 – Bonsoir, Colette.
– C’est toi, Jean ? Montre-toi. Oui, c’est toi… Malgré toute ta fatigue, tu te donnes la peine de monter chez moi ?
– C’est que, chez toi, je me défatigue.
– Assieds-toi, viens près de moi… 
– Je suis là.
– Fais voir ta main ? Oh, qu’elle est froide ! As-tu faim ? Pas encore. Soif ? Sers-toi de l’orangeade. Alors, tu reviens d’Allemagne… 
– De Munich, après Cannes. Munich merveilleux, Cannes horrible. À Munich, ma Dame à la licorne remporte un succès sans partage…
– C’est une tapisserie ?
– Non, chérie, c’est un ballet. Et mon plus beau triomphe !
– Oh, à t’entendre, c’est toujours ton plus beau triomphe ! Surtout quand tu vas en Allemagne.
– Vraiment ? C’est peut-être que l’Allemagne est bonne fille. Elle ne calcule pas. Elle aime… 
– Et à Cannes, tu étais… président ? Président du Festival ?
– Oui, président du jury ! Dis-donc, tu ne suis vraiment plus rien ? 
– J’avoue… 
– Colette, le cinéma… Le cinéma !
– Eh bien, le cinéma ?!
– Le cinéma est entre les mains de pignoufs qui n’ont aucune idée de ce qu’est un drame… ni une comédie, d’ailleurs. Mais tu comprends, c’est eux qui ont l’argent…
– Je comprends. 
– Ce cinéma commercial trouve la faveur du public en l’endormant. Ce sont les acteurs agréables, les problèmes superficiels. La beauté conventionnelle, la morale conventionnelle… Parce qu’un film coûte aujourd’hui trop cher à réaliser, les cinéastes originaux doivent se soumettre à cette médiocrité, ou renoncer à tourner. En sorte que plus personne n’interroge le mystère. Les pointes de l’époque sont toutes évitées. Il n’y a plus de recherche, plus d’invention… 
– C’est faux, ça, il y a des innovations. Regarde, le cinémascope…
– C’est vrai, le cinémascope. C’est vrai… Eh bien, tu vois que tu suis ! 
– Jean, je m’efforce !
– Le cinémascope, oui. Comme le technicolor il y a vingt ans. Mais tu verras que du cinémascope aussi ils vont tirer des films médiocres. 
– Donc, c’était nul ?
– J’ai vu quelques très beaux films. Mais le gros de la production… indicible. Horrible. 
– Est-ce que tu ne t’y attendais pas un peu ?
– Je le craignais. 
 – Alors, pourquoi as-tu accepté cette présidence ?


– Pour le film de Clouzot… Le Salaire de la peur, un chef-d’œuvre. Auquel j’ai eu toutes les peines du monde à faire obtenir le grand prix. Mais ce n’est pas encore le plus difficile, n’est-ce pas, de convaincre un jury… Le pire, c’est le nombre effroyable de navets qu’il faut voir pendant trois semaines. Des navets qui coûtent chacun cent millions !
– Tu voyais tous les films ?
– Bien sûr, deux fois même. Est-ce que tu ne lis pas tous les romans pour le Goncourt, depuis que tu es présidente ?
– Bien sûr. Et même avant d’être présidente, quand je n’étais qu’une parmi les dix. Mais moi, je suis une masochiste ! 
– Moi aussi, moi aussi, mais il y a des limites ! J’en ai été malade. Voir de très mauvais films rend malade tu sais, on a honte, on a la nausée, on se sent diminué physiquement… La dernière semaine, ouvrir les yeux devant l’écran était devenu un supplice à cause d’un orgelet qui m’est venu et qu’il a fallu opérer sur place.
  – C’est donc ça que ta paupière ressemble à une petite saucisse de Francfort ?
– Oui ! Merci, le cinéma ! 
– Pauvre Jean… Au moins, tu as eu des compensations ?
– Tu veux dire, champagne et bonne chère ? Oui, certes. Mais à la fin, on nous présente la note.
– Ah ah !
– La vraie compensation, Colette, ce sont les admirables courts métrages que les jeunes nous ont donnés. Oh, il faut que tu voies Crin blanc, tu vas adorer ! On ne peut pas t’installer un projecteur ici ? On va t’installer un projecteur… Crin blanc, c’est d’une beauté, tu vas tomber de ton lit ! On disposera l’écran juste en face de toi, devant tes livres et tes encadrements de papillons… On pourra te passer Peter Pan, cet enchantement… Si ça n’avait tenu qu’à moi, je donnais tous les prix à Peter Pan, et le prix du meilleur acteur à Disney pour le capitaine Crochet ! 
– Le cinéma chez moi ? Quel luxe ! Quel ami… Jean… puis-je te poser une question ?
     
     
Tout est bleu ce matin © Frédéric Le Roux

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